Aux origines était... Anne Rice.
Plus précisément, ses Chroniques des Vampires.
Fondamentalement, Rice n'apporte rien de neuf dans la veine vampirique. La vision romantique des suceurs de sang date du XIXe siècle et du mouvement éponyme.
Cependant, elle offre deux innovations significatives, qui feront son succès : la transposition des thèmes romantiques dans la période moderne, et le traitement exclusif de l'histoire du point de vue du "monstre".
Au final, sont... les années 90.
Plus précisément, le mouvement gothique-punk.
Mélangez les deux, secouez bien, servez : vous obtenez Vampire : la Mascarade, première édition.
A l'origine, ce jeu de rôle est très exactement cela : interprétez un vampire "à la Rice" dans un monde engagé dans une perdition perverse, écho externe des tourments internes du personnage.
C'est pas mal, mais il en faut plus pour marquer l'histoire du jeu de rôle. Le plus en question fonctionnera si bien qu'il deviendra la clef de voûte du Monde des Ténèbres : le jeu en factions. Explications
Un élément fondamental pour les vampires est leur Clan d'appartenance. Le Clan définit le vampire qu'est le personnage, en fait. Aussi bien d'un point de vue technique - chaque Clan donnant des pouvoirs et des afflictions précises - que d'un point de vue social - les Clans choisissent en général des mortels ayant un certain profil pour les rejoindre, qui s'intègreront bien à la "culture de Clan".
Bref, le Clan est une famille, une étiquette, un moule... et bien plus que ça. Bien entendu, chaque vampire est un individu, et il ne correspond pas nécessairement sur tous les points au stéréotype qui colle à chaque Clan ; il peut même être en total rebellion avec, dans certains cas. Mais cela n'a que peu d'importance : à moins de devenir un renégat et de couper tous liens avec la société vampirique, il sera toujours considéré comme un [nom du Clan].
La société vampirique toute entière est conditionnée par ce syndrôme de l'appartenance clanique. D'où le terme de "faction" : les Clans et leurs rapports forment la colonne vertébrale des interactions sociales et des possibilités - et impossibilités - qui s'offriront aux joueurs.
Au fil des éditions - et au fil des gammes d'autres jeux du MdT - le concept de jeu en factions va être sans cesse affiné et renforcé par White Wolf. Les racines "émo" de Vampire - "jouer un pauvre vampire malheureux d'être immortel et d'avoir plein de super-pouvoirs", pour paraphaser un génial Irrécupérable - vont passer au second plan. Le rapport des vampires à leur condition ne sera jamais complètement laissé de côté et remisé au placard, mais la gamme va se fonder sur deux autres thématiques.
La seconde édition va faire de la société vampirique, de ses alliances, trahisons et guerres, le coeur du jeu. Les Clans et les sectes - regroupement de Clans autour d'idéaux communs - vont occuper, plus que jamais, le devant de la scène. L'histoire du monde selon les vampires va s'étoffer, des intrigues courant sur des millénaires vont être mises en place, les "méta-intrigues" dont personne, à commencer par les auteurs, ne connaît le fin mot.*
L'aboutissement logique de la construction du monde entier selon les vampires, commencé dans la seconde édition, trouve son aboutissement logique dans la troisième édition, la dernière, où les acquis sont conservés et s'enrichissent dans la veine mystique : les origines des vampires, les enjeux occultes auxquels ils sont associés... Nous avons une histoire qui fait le lien entre les temps mythiques, bibliques, et la période moderne, qui donne un sens à la Géhenne approchante, etc.
Bref, la troisième édition constitue l'aboutissement de la gamme et est véritablement formidable.
Maintenant que j'ai dressé le tableau d'un point de vue "externe", je vous invite à un rapide survol du contenu du jeu.
La Bible raconte comment Dieu a maudit Caïn pour le punir du meurtre de son frère Abel.
La malédiction est en fait le vampirisme. Caïn aurait désormais faim du sang qu'il avait versé, il ne pourrait plus supporter la lumière du soleil source de vie...
Caïn erra longtemps, explorant sa nouvelle nature. Il découvrit qu'il pouvait en créer d'autres à son image, et ne supportant plus la solitude, il revînt parmi les Hommes et en choisit trois qu'il Etreignit, en leur donnant son Sang.
A leur tour, ils voulurent engendrer ; le Sang fut partagé avec treize personnes de plus.
Caïn vit la menace que la multiplication de ses descendants finirait par faire peser sur les Hommes, et interdit que d'autres vampires soient créés.
Mécontents d'être soumis à ceux qui les avaient précédés, les plus jeunes commencèrent à comploter pour s'émanciper de cette autorité dérangeante. De sournoises manipulations commencèrent, les Hommes n'étaient que des pions entre leurs mains ; Dieu vit cela, et envoya le Déluge laver la Terre des monstres nocturnes qui y terrorisaient les Hommes.
Certains vampires survécurent, dont Caïn ; celui-ci, contemplant le désastre que ses descendants avaient engendrés, déclara qu'il prenait sur lui leurs pêchés, et qu'il partait en exil afin d'expier jusqu'au Jugement Dernier, où il reviendrait afin de voir si son âme pouvait être rachetée.
Restés seuls, les survivants ne tirèrent aucune leçon de ce qu'il venait de se passer et recommencèrent à dominer les Hommes, vivant tels des dieux parmi eux. Libérés de l'autorité de Caïn, ils réalisèrent cependant qu'aucun d'entre eux ne pourrait clamer son hégémonie tant que les autres, égaux à lui en pouvoir, existerait.
Ainsi commença le Jyhad, l'éternelle Guerre des Ages, ainsi nommée car elle devait perdurer au travers de tous les Ages que connaîtraient le monde, jusqu'à la Géhenne. Les vampires nés avant le Déluge, les Antédiluviens, se retirèrent dans des refuges secrets, à l'abri de la menace que leurs pairs constituaient pour eux-mêmes, et usèrent de leurs formidables pouvoirs pour manipuler leurs descendants et les mortels. Les vampires se fondirent dans l'Histoire humaine, l'influençant en secret, eux-mêmes soumis aux manipulations de leurs anciens ; avec le temps, les générations de vampires se superposèrent, chacune cherchant à utiliser comme laquais celles qui venaient après elle... Des couches sans fin de tromperie, de manipulation et de malveillances forment l'étoffe de l'Histoire et de la société vampiriques.
Les Nuits Ultimes sont arrivées. Aujourd'hui, alors que le XXe siècle de l'ère chrétienne touche à sa fin, la Géhenne est proche ; les prophéties se vérifient, les Damnés le sentent : le retour des Antédiluviens, la fin du Jyhad dans une orgie de sang, le millénium où le vainqueur de la Guerre des Ages règnera sans partage et aservira le monde avant de rendre des comptes lors du Jugement Dernier... les temps sont proches.
Les treize petits-infants de Caïn ont donné naissance aux treize Clans. Longtemps jaloux de leur indépendance, certains Clans se sont alliés, contraints et forcés, pour faire face aux soubresauts du Jyhad il y a cinq cents ans. Ces deux alliances sont appelées les sectes, la Camarilla et le Sabbat, et définissent la quasi-totalité de la géopolitique vampirique moderne.
La Camarilla regroupe six Clans autour du concept de la Mascarade : la dissimulation, à tous prix, de l'existence des vampires aux humains. La Camarilla impose à ses membres de coexister en toute discrétion avec les mortels ; ce n'est qu'à ce prix que les vampires peuvent vaquer à leurs occupations et surtout, se protéger du danger que les masses humaines pourraient représenter pour les parasites morts-vivants.
Concernant les rapports entre vampires, la Camarilla est fondée sur la Dictature des Générations : les vampires les plus anciens et donc les plus puissants se taillent la part du lion concernant l'autorité politique et les privilèges sociaux. Les jeunes vampires subissent le poids étouffant de cette société figée.
Le Clan Brujah est tombé bien bas. Jadis constitué de guerriers érudits, dédiés à l'idéal grec de la perfection tant de corps que d'esprit, il ne produit plus guère aujourd'hui que des rebelles creux, iconoclastes, révolutionnaire sans cause, pour qui la violence est une méthode de résolution des problèmes qui a fait ses preuves...
Le Clan Malkavien est uni dans la démence. Tous les vampires qui portent ce Sang dans leur veine sont atteint d'une forme ou d'une autre de folie... en-dehors de laquelle ils sont parfaitement fonctionnels et "normaux". Il est impossible de savoir quand et comment la démence d'un Malkavien se manifestera. Collectionneur d'yeux humains qu'il vaut mieux ne pas laisser seul avec vos connaissances mortelles, tourmenteur psychologique qui aime éroder la stabilité émotionnelle de ses interlocuteurs...
Le Clan Nosferatu rassemble des vampires diformes, dont le corps est hideusement reconstruit au moment de leur transformation. Ne pouvant plus passer pour humain, même de loin, les Nosferatus se terrent dans les égoûts, rejetés même par les autres Damnés... qui pourtant ramperont devant eux pour obtenir leur aide, car les Nosferatus sont les maîtres de l'information et des secrets...
Le Clan Toréador regroupe les vampires les plus proches de l'Humanité. Esthètes et sociétaires, ils tentent de retrouver dans leur coeur mort l'étincelle créatrice. Dans le même temps, ils n'aiment rien tant que s'entourer de tout ce qui peut les aider à oublier leur condition de mort-vivant. Leur mélancolie ne saurait cependant effacer leur nature prédatoriale...
Le Clan Tremere est le plus puissant, et donc le plus craint, dans les Nuits Ultimes. Les Tremeres étaient jadis humains, et maîtrisaient les arcanes de la magie ; avides d'immortalité, ils ont dérobé l'éternité du Sang, et se sont imposés parmi les Damnés...
Le Clan Ventrue est celui des seigneurs de la nuit. Noblesse oblige ; ils portent le manteau du pouvoir, guidant et protégeant les leurs de toutes les menaces qui pourraient peser sur les enfants de Caïn... y compris eux-mêmes...
Face à la Camarilla drapée dans sa Mascarade, le Sabbat. Né dans le sang et les flammes, le Sabbat a déclaré la guerre au monde entier. Il unira les enfants de Caïn sous sa bannière, exterminant ceux qui refuseront de le rejoindre ; il asservira le bétail mortel, le mettant en coupe réglée ; alors il sera prêt pour la Géhenne et le retour des Antédiluviens, il sera prêt pour livrer la plus grande bataille de l'Histoire, et jeter à bas les antiques manipulateurs, gagner le Jyhad pour lui et permettre aux vampires de ne jamais, jamais courber l'échine devant ces antiques pères monstrueux ou qui que ce soit. Seul Caïn, leur père à tous, le premier meurtrier, celui qui a osé défié la volonté divine, a le droit d'exiger d'eux quoi que ce soit ; il est l'idéal vampirique que tous prennent pour modèle. Le Sabbat est une machine de guerre mystique qui ne connaît que les enseignements et les lois de Caïn ; il est son Epée.
Le Clan Lasombra dirige le Sabbat ; subtils et féroces, ils incarnent toute la dualité de la secte et la dirige dans sa guerre sacrée...
Le Clan Tzimisce est l'âme du Sabbat. Monstrueux et inhumains de corps et d'esprit, les Tzimisces se réjouissent de leur damnation, qu'ils voient comme une ascension...
Cinq Clans ont souhaité conservé leur indépendance et ne rallier aucune secte. Isolés et secret, ils doivent manoeuvrer avec prudence pour éviter de se trouver sur la route des sectes et ne pas risquer l'extermination.
Le Clan Assamite est celui des assassins. Mercenaires efficaces et cannibales honnis par tous les autres vampires, le Sang est sa propre récompense pour eux...
Le Clan des Disciples de Seth a élevé son fondateur Antédiluvien au rang de dieu. Il attend avec impatience son retour ; en attendant, il bâtit lentement et insidieusement une toile de corruption qui recouvre le monde, exploitant les plus bas instincts tant parmi les humains que les vampires...
Le Clan Gangrel est nomade ; ces vampires, à la différence des autres, se sentent bien plus à l'aise dans les étendues sauvages, hurlant à la lune dans les contrées vierges...
Le Clan Giovanni est avant tout une famille. Incestueux, ces vampires nécromanciens comptent leur richesse autant en milliards de dollars qu'en âmes asservies...
Le Clan Ravnos rassemble lui aussi des vampires nomades. Les Ravnos vont de par le monde, et se font un devoir de semer le chaos dans leur sillage. Sociopathes, les Ravnos ne laissent rien de stable derrière eux...
Cette présentation des Clans est extrêmement succinte et se limite donc aux stéréotypes.
Pour des raisons évidentes, les joueurs sont limités à une secte et éventuellement, si les circonstances s'y prêtent, à des Clans indépendants.
A noter que malgré son apparente pauvreté, le Sabbat est bien plus cosmopolite que la Camarilla, grâce aux "Lignées", des branches qui se sont séparées de leur Clan d'origine, qu'il accueille.
Le choix de la secte va définir le cadre de jeu : les salons surranés de la Camarilla où les apparences priment et où les jeunes vampires sont manipulés dans de sombres complots par les plus anciens et tentent de survivre et de se frayer un chemin vers le pouvoir, ou les meutes des villes du Sabbat, ultra-violentes et inhumaines, où le pouvoir appartient à celui qui peut s'en saisir... et le tenir, tandis que les croisades impies font s'ébranler la grande machine de guerre de l'Epée de Caïn.
Une fois que le Conteur - titre local du MJ - et les joueurs se sont entendus sur le cadre et la ville où se déroulera le jeu - les vampires, à quelques rares exceptions, sont des créatures essentiellement urbaines -, la création de personnage peut véritablement commencer. Un concept d'humain, les raisons pour lesquelles il a pu attirer l'attention d'un vampire et mériter l'Etreinte ; le choix du Clan...
Le système de jeu de Vampire est simple : le Conteur fixe un seuil de difficulté compris entre 2 et 10, le joueur lance un certain nombre de dés à dix faces, tout dé dont le score et supérieur ou égal à la difficulté compte comme une réussite. La quantité de réussites peut influencer le degrès de qualité de l'action accomplie.
Vampire : le Mascarade offre donc un univers complexe, très riche, où de nombreux thèmes se côtoient et s'entrecroisent pour former un ensemble inépuisable. J'y joue depuis des années et je ne m'en lasse pas, bien que la gamme ait depuis un moment été arrêté et qu'il n'y ait donc plus de nouveautés à se mettre sous la dent : le potentiel de ce qui existe est encore bien assez riche pour moi et mes joueurs.
Le système de jeu, intuitif et pratique, suit le style de jeu et ne ralentit pas la partie.
Essayez-le, et vous comprendrez aisément pourquoi il a marqué l'histoire du jeu de rôle.
* : White Wolf est connu pour sa politique de "pressage" des auteurs jusqu'à la dernière goutte puis direction la poubelle tandis que de nouveaux auteurs remplacent les précédents... sans obligation de cohérence totale avec ce qu'ont fait leurs prédécesseurs. D'où de sacrées contradictions, cassures voire incompatibilités dans le long terme sur certains points... car ceux qui écrivent le fin mot d'une ligne narrative sont rarement ceux qui l'ont initié six suppléments plus tôt.
_________________ Il est facile de distinguer les jours où je suis de bonne humeur de ceux où je suis de mauvaise humeur : les premiers, je me définis comme obscurantiste et professe que l'Humanité a désespérément besoin d'être ramenée au niveau technologique d'il y a trois siècles ; les autres, je me définis comme nihiliste et professe que le meilleur avenir auquel l'Humanité puisse aspirer, c'est une extinction sans douleur.
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