- Vous ne devriez pas fumer, dit l?homme.
- Vous vous préoccupez de ma santé ? répondit la femme dans un sourire qui découvrit une rangée de dents impeccables. Vous êtes du dernier comique, mon cher.
- Cet étage est non fumeur, voilà tout.
La femme chassa la remarque d?un geste de la main et alluma son long fume-cigarette noir qui emplit la pièce d?une fumée bleue et odorante.
- Je vous en prie, venez-en au fait. Qu?aviez-vous à me dire ?
L?homme se racla la gorge, légèrement mal à l?aise.
- Eh bien voilà ? Du fait de divers problèmes, notre entreprise est en pleine restructuration. Et cela ne va pas aller sans quelques? remaniements du personnel.
Il se leva et commença à marcher nerveusement dans le bureau. Son ?il droit était agité d?un tic nerveux.
- Vos états de services dans la société sont remarquables. Mais voyez-vous? Dans les circonstances actuelles, j?ai bien peur que? que nous ne soyions amenés à supprimer votre poste.
La femme leva un sourcil.
- Je vous demande pardon ?
Son interlocuteur semblait à l?agonie. Cela devait la satisfaire, pensa-t-il en grimaçant intérieurement. Il croisa les bras et, se balançant sur ses talons, reprit son discours le plus calmement qu?il pu.
- Je comprends très bien que cela vous semble difficilement concevable. Après tout, votre filiale est née en même temps que cette société. Mais voyez-vous, il nous faut nous adapter aux besoins des consommateurs?
- Quels besoins ? demanda la femme, une note dangereusement sereine dans la voix. Par quoi comptez-vous remplacer mon poste ?
- Eh bien, étant donné la conjoncture actuelle? Par rien du tout. (Il leva la main afin d?endiguer le flot de protestations qui ne manqua pas de s?élever). Regardez ceci. Il s?agit de la projection des habitudes de consommation pour les cinquante prochaines années.
Il contourna le bureau, saisit trois feuilles polycopiées dans un tiroir et les tendit à la femme. Celle-ci ne put retenir un hoquet de surprise. Elle reposa le document sur la table, l?air résigné.
- Je vois. Je ne pensais pas que les choses en arriveraient là si vite.
- Bien entendu vous travaillerez jusque là , cela ne pose aucun problème. Mais par la suite? Il va être assez difficile de vous recycler.
- Vous êtes d?une politesse rare.
- Essayez de me comprendre ! Prenez l?exemple de votre ancien associé ! Cela fait près d?un siècle qu?il ne travaille plus pour nous ! A-t-il déniché un emploi ?
- Dites, ce n?est pas nous qui sommes venu vous chercher !
L?homme se laissa choir sur son fauteuil qui émit un léger soupir.
- Je comprends votre colère. Mais comprenez que je ne pouvais absolument pas prévoir que cela tournerait ainsi.
- Je vous en prie ! Avec une clientèle pareille, vous allez me dire que vous ne vous êtes jamais douté d?un coup comme celui-ci ? Cela vous arrive-t-il de lire les journaux ? Ca ne se passera pas comme ça ! Dès ce soir, je téléphone à mon syndicat !
De l?autre côté du bureau, il y eut un sourire un brin ironique, ce qui eut pour effet de redoubler la véhémence de la femme.
- Je sais bien ce que vous pensez. Nous ne pouvons rien faire. Mais, croyez-moi, quoique l?on en dise, les têtes d?entreprise ne sont pas sacrées.
- Ecoutez essayons de?
- Non, vous, écoutez-moi. Vous pensez que nous ne sommes pas au courant de vos petits trafics en douce ? Bien sûr, cette maison a toujours tablé sur son allure prestigieuse. Et pour cause, jamais personne n?a osé parler ! Mais ça va changer, croyez-moi !
- Mademoiselle s?il vous plaît ! tonna l?homme.
Ca avait été un coup de tonnerre. Coupée dans son élan, la femme resta bouche ouverte.
- M?attaquer personnellement est inutile. Je ne suis pas responsable des errances de la clientèle ! Intervenir maintenant ne changerait rien, bien au contraire ! Votre secteur n?en fermerait que plus vite !
La femme baissa lentement la tête.
- Alors, c?est terminé pour moi, hein ? Après tout ce temps, passé à trimer, sans jamais la moindre perspective d?avancement?
- Allons, allons ma chère?
Pris d?un soudain mouvement de compassion, l?homme tendit la main vers celle de son interlocutrice pour la tapoter gentiment.
- Ne vous en faites pas pour votre avenir. Ma secrétaire, a calculé vos indemnités de départ. Vous aurez de quoi vivre pendant un long moment.
La femme eut un petit sourire triste. Celui-ci semblait perdu sur ce visage splendide.
- Vous avez raison. Mais j?ai tout de même du mal à croire à ? (d?un geste, elle désigna les documents sur le bureau) tout cela. Quel gâchis pour nous ! Vous pensez vraiment que? qu?il n?y a pas d?autre issue ? Je veux dire, qu?ils vont le faire ?
- Hélas. Pour une fois, j?aurais beaucoup donné pour me tromper.
Avec un léger soupir, la femme se leva d?un mouvement fluide et prit son sac à main.
- Je vous remercie de votre gentillesse. Et en attendant, j?ai encore beaucoup de travail. Si vous voulez bien m?excuser.
L?homme fit un petit geste de la main, sorte de mouvement d?excuse dérisoire.
- Bon courage mademoiselle. A demain.
Elle s?en alla, entraînant sur son sillage tout la grâce et la beauté du monde.
L?homme se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Il sorti de sa poche un mouchoir dont il se tamponna le front. Cet entretient avait été des plus éprouvant. Une fois qu?il eut repris quelque contenance, il actionna son Interphone.
- Mademoiselle Gabriel ? Pourriez-vous venir je vous prie ?
Quelques instants plus tard, la secrétaire franchissait la porte du président directeur général.
- Alors, comment a-t-elle pris la nouvelle ?
- Moins bien que je le pensais. Elle a l?air très forte, quand on la voit?
- D?un autre côté, elle est celle qui a été le plus en contact avec la clientèle, et cela depuis toujours. C?est une énorme déception pour elle.
- Et pour nous donc. Quelle perte !
- Ce n?est absolument pas de notre faute, fit Gabriel, d?un air boudeur. Ils n?auront qu?à s?en prendre à eux-mêmes. Quant à nous? Nous trouverons toujours quelque chose à faire. Et elle aussi : mademoiselle Thanatos a toujours été pleine de ressources.
- Tout de même. Sans la Terre, le travail risque d?être bien morne pendant un moment.
Sur ces mots, l?homme se racla la gorge et reprit.
- Allons, pas le temps de nous lamenter ! Appelez vos collègues. Avec tout cela, nous avons un nouveau plan d?action à définir pour les prochains millénaires. Au travail !
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