VIDE
Lors des obsèques du Pape Jean XXV, Florian se trouvait par hasard devant sa télévision. Une grippe qui lui était tombée dessus en même temps que la déprime du mois de novembre. Après avoir passé plusieurs heures à tenter de griffonner sur sa table à dessin, il avait fini par renoncer. Dès qu'il se concentrait un peu, des points blancs lui dansaient devant les yeux et son crâne devenait le repère d'un groupe d'un joueur de grosse caisse en délire. Le jeune homme abdiqua donc, posa son crayon, et alla s'affaler sur son canapé qui gémit sous le poids pourtant léger de son propriétaire.
Le satellite avait beau être une merveilleuse invention, il n'améliorait en rien la qualité des programmes. Après avoir subi une heure et demis de feuilletons divers et variés, prêt à s'endormir d'ennui, le malade zappa sur la chaîne d'informations pour découvrir une foule en imperméable se presser sur la place Saint-Pierre, dans l'espoir d'apercevoir la dépouille de leur énième saint père. Divers journalistes pêchaient ça et là des commentaires solennels, qui marqueraient cette journée historique.
"C'est tellement beau", expliquait une grosse dame dont le maquillage dégoulinait tant sous l'effet de l'émotion que de la pluie. "Tout le monde est uni. C'est cela la religion."
Florian n'aurait pas pu être plus d'accord avec ce qui avait été dit. Mais pourquoi, alors, fallait-il attendre l'agonie et la mort d'un pontife sénile pour que les croyants connaissent ce grand mouvement de solidarité et d'union prêché par leur livre ? Solidarité qui, d'ailleurs, dureraient autant de temps que l'intérêt des médias pour les affaires du Vatican. Cette réflexion ne volait certes pas bien haut mais avait le mérite d'être fondée, et d'être restée sans réponses depuis plusieurs siècles.
Il se trouva justement que, en ce treize novembre deux mille vingt-six, cette interrogation fut éclaircie.
Elle le fut très précisément alors que l'on s'apprêtait à sortir le corps de Jean XXV pour l'exposer aux yeux de la foule. Brusquement, celle-ci se divisa spontanément en deux, tandis qu'un silence impressionnant se faisait sur la place. Les caméras de cent trente chaînes de télévisions se braquèrent d'un même mouvement vers les pèlerins. Parmi eux, s'avançait quelqu'un. Aux yeux de Florian, il s'agissait d'un jeune homme au teint pâle, le visage encadré par une chevelure châtain et ébouriffée. Il avançait tranquillement, au milieu du rassemblement. Il ne portait qu'un jean et un T-shirt, mais ne semblait nullement incommodé par l'averse qui continuait consciencieusement à tomber sur la scène. Même le bruit des gouttes semblait s'être estompé. Ce silence, pourtant, n'avait rien d'oppressant, non. C'était le vrai silence, le grand silence du début du monde. Les silences qui l'avaient suivi n'en n'avaient été que de médiocres dilutions.
Florian détourna les yeux de sa télévision. Pourtant, la scène continuait de se dérouler sous ses yeux, comme s'il avait été présent. Il comprit que c'était le cas, il était présent.
- Non... C'est encore plus grand... Tout le monde est présent.
Oui. Il le sentait à présent. Ils étaient tous à côté, quel que fut leur nombre. Tous les êtres humains de la création, tout ce qui vivait, et qui avait eu, un jour ou un autre, l'intuition vague que quelque chose au-delà de leur entendement devait exister. Tout le monde.
Le garçon inconnu était à présent sorti de la foule. Il alla se placer aux côtés de la dépouille du Pape qu'il examina, une expression indéchiffrable sur le visage. Mais sereine, ça, ça ne faisait aucun doute. Après plusieurs battements d'éternité, il se tourna vers l'assemblée des vivants.
- Je suis là , dit-il très simplement. Vous ne souffrirez plus.
Florian se retrouva assit dans son salon, très droit, la télécommande à la main.
Les jours qui suivirent se déroulèrent comme au ralenti. Il était arrivé. Tout le monde en parlait. Il ? Eh bien le Messie, celui que l'on attendait. Lui. Qu'il soit apparu sur la place Saint Pierre n'était que de peu d'importance. Il était le Sauveur que toutes les religions attendaient en secret, celui qui aide et qui guéri, celui qui délivre de la souffrance. Il ne fallu pas longtemps pour se rendre compte que nul ne l'avait vu de la même façon. Pour l'un, c'était un grand vieillard au visage sévère, pour d'autre une mince Africaine au sourire radieux. Il était aussi multiple qu'il y avait d'espoirs, et Il était unique. Son action commença. Doucement, tranquillement. Il suffisait qu'on le lui demanda pour qu'il arrivât. Il se dirigeait vers celui qui l'avait appelé, le regardait un instant avant de se pencher vers lui, de lui dire, pour lui seul, les mots qui lui faisaient défaut depuis toujours.
Florian assista à ce phénomène, de nombreuses fois. Il était en compagnie de gens, et Il arrivait, on l'attendait depuis toujours, bien entendu. La personne qu'il laissait derrière lui se retrouvait transfigurée. Et, peu à peu, le miracle s'étendit. Des conflits cessèrent. Des gens cessèrent de mourir, des peuples se mirent à s'entraider. Ce n'était pas l'avènement du Royaume d'un Dieu sur Terre. La Terre devenait enfin humaine.
Depuis plusieurs années, la mère de Florian souffrait d'une maladie incurable des os, qui n'était pas mortelle, mais handicapante. Lorsqu'il rendit visite à ses parents, quelques jours après ce qu'on ne pouvait appeler que l'Evénement, le jeune homme eut l'impression que sa mère se déplaçait à plusieurs mètres au-dessus de lui. Du fait de son fauteuil roulant, il la dépassait pourtant de quatre bonne têtes.
- Il est venu tu sais, pépia-t-elle d'une voix espiègle, après le repas. Si tu avais vu la tête qu'a fait ton père ! Mais moi je l'attendais depuis longtemps, déjà .
- Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
La femme secoua la tête. Ses traits étaient d'une beauté à couper le souffle.
- Non. Il faudra que tu lui parles. Ca ne servirait à rien, sinon.
Florian se tenait devant un cinéma, l'air perplexe. Il ne rêvait pas. Même dans ce multiplex ultra-moderne, on ne proposait que des films vieux de près de deux mois. Il hésita un instant avant de pousser les portes vitrées et de se diriger vers la guichetière, une brune piquante qui l'accueillit d'un petit signe de tête.
- Oui monsieur ?
- Mademoiselle, j'aurais une question au sujet de votre programmation.
- C'est à dire ? Il y a un problème ?
- Pas vraiment mais... Les films qui passent commencent à dater, non ?
La jeune fille eut l'air prise au dépourvu.
- Oui, c'est vrai. Mais d'après M. Béchaud, le directeur, nous n'avons rien reçu de neuf ces derniers temps.
Florian balbutia un vague au revoir avant de foncer au bureau de presse le plus proche. Sans accorder un regard au propriétaire des lieux, il avança vers l'étagère consacrée aux actualités cinématographique.
- Anthologie... Rétrospective... Hommage...
Il fallait se rendre à l'évidence : aucun cinéaste n'avait produit quoi que ce soit depuis des semaines. Le dessinateur leva les yeux au plafond, se balançant sur ses talons. Une idée, ou plutôt quelques mots commençaient à se former dans son esprit. Il jeta un regard circulaire autour de lui, redoutant presque de trouver ce qu'il cherchait : le rayon librairie du magasin. Celui-ci se situait au fond de la boutique. Un grand panneau bleu signalait les sorties du mois. Florian compta trois livres disposée dans l'étagère normalement destinée à accueillir une dizaine d'ouvrages.
L'idée se mettait en forme, en mots. Elle parlait avec une voix ancienne et profonde, qui venait du plus profond des entrailles du garçon.
Celui-ci releva la tête avec horreur, et dévisagea le libraire qui lui rendit son regard avec perplexité. Il fallu à Florian un miracle de sang-froid pour ne pas se mettre à hurler. Il se retourna et sortit en chancelant de la boutique. Une fois dehors, il se mit à courir aussi vite que ses jambes le lui permettaient, indifférent aux protestations qu'il soulevait. Il atteignit son appartement en quelques minutes, ferma la porte à clé, et s'assit à sa table à dessin. Son crayon à la main, il se pencha sur une feuille de papier Canson vierge. Des traits de charbon maculèrent bientôt la feuille, brisant son harmonie, tandis que prenaient vie tour à tour des chats ailés, des femmes armées d'épées, des hommes aux yeux tristes. Florian sentait la sueur couler le long de ses tempes mais continua de dessiner.
Il ne s'arrêta que lorsque la feuille fut entièrement remplie de créature fantasmagoriques, qui couvaient leur créateur d'un regard rassurant. Celui-ci rejeta son crayon à l'autre bout de la pièce. Il avait envie de pleurer.
- Attend-moi !
Florian accéléra. Cette partie de la ville était particulièrement laide. Sa course l'avait amené, il ne savait comment, sur le pont de l'Alma. Ce qui était sûr, c'est qu'il avait couru pendant très longtemps. Mais ses pensées avaient fini par le rattraper. A bout de souffle il se laissa tomber à genoux. Derrière lui, les pas se rapprochèrent.
- S'il te plaît, ne t'approche pas.
Il obéit et s'arrêta. Florian se retourna pour le dévisager. Il n'avait pas changé, bien entendu, depuis qu'il l'avait vu sur la place Saint Pierre. Et, comme de raison, la pluie tombait.
- Pourquoi tu ne veux pas ? Tu sais que tu es dans les derniers ? Peut-être le dernier.
Le dessinateur sentit des larmes brûlantes lui rouler le long des joues.
- Tu sais. Tu dois le savoir. Il n'y a plus de littérature, plus de musique, plus de peinture. C'est depuis que tu es arrivé.
Il observa Florian un court instant.
- Bien sûr que oui. Vous l'avez déjà compris il y a longtemps, tout cela, non ? La sublimation, ce terme existe depuis près de deux siècles.
- Je sais... Je sais. Mais il y a plus que cela. Tu ne peux pas nous enlever... tout ça !
- Florian. L'art est, depuis le départ, le moyen qu'on trouvé les hommes de communiquer avec cette part d'eux-mêmes qui n'est pas exprimable, ce vide qui les détruit un peu tous les jours. L'art est une berceuse que l'on chante à sa souffrance. Et je...
- Tu peux combler cette souffrance. En quelques phrases, tu peux faire en sorte que nous cessions d'avoir mal !
Cette dernière phrase avait été hurlée. Il se contenta de hocher la tête, gravement.
- Oui.
- Mais je ne peux pas exister sans cela, moi. J'ai besoin de grands bateaux de verres qui partent pour des pays où le soleil ne se couche pas, j'ai besoin de sons que l'on ne peut pas comprendre, j'ai besoin...
- Parce que tu es encore incomplet.
- Mais, complet, ce ne sera plus moi !
- Si. Seulement tu ne le sais pas encore.
Florian enfonça ses ongles dans son visage. Il le regarda presque avec chagrin.
- Arrête de te faire mal, s'il te plaît.
- C'est toi qui me fait mal.
- Non. C'est toi qui veut garder ton mal. Parce que tu es encore petit.
- Je sais. Je sais.
La voix du jeune homme n'était plus qu'un murmure.
Alors le Messie, le Sauveur s'avança d'un pas. Alors Florian, sans un cri, enjamba la rambarde du Pont de l'Alma et plongea, la tête la première, dans l'eau noire, prêt, si jamais il était encore conscient après le choc, à prendre une grande inspiration liquide.
- Pour atteindre l'inaccessible étoile...
_________________ There is no room for '2' in the world of 1's and 0's, no place for 'mayhap' in a house of trues and falses, and no 'green with envy' in a black and white world.
Dernière édition par Jalk le 03 Mai 2005, 21:36, édité 1 fois.
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