[center]CHAPITRE 2 : IMPUTATIONS[/center]
L'une des raisons pour lesquelles Mei Ling n'appréciait pas le train était la somnolence qu'il provoquait systématiquement chez elle. Ce voyage ne fut pas différent des autres. Bercée par le mouvement régulier, elle s'endormit et somnola durant près d'une heure. Dans un état de demi-conscience, son esprit passait paresseusement d'une idée à l'autre. La clinique... Liquid... Ocelot... Quelle erreur ç'avait été de le laisser filer après l'incident de Big Shell. Snake et Otacon avaient jugé que la liste des noms des Patriotes valait bien plus que le fanatique des revolvers. Lourde erreur. A présent, ils repartaient presque à zéro. A zéro... La jeune fille se redressa et passa une main sur son cou endolori par la position qu'elle avait adopté durant son sommeil. D'une démarche chancelante, elle se dirigea vers le wagon restaurant où elle commanda un café. Alors qu'elle s'asseyait au petit comptoir pour le boire, elle tourna la tête. A quelques mètres d'elle, une jeune femme de haute taille semblait l'observer avec insistance. Le fait que Mei Ling s'en soit rendu compte ne semblait pas l'affecter le moins du monde. L'analyste fronça les sourcils.
- Patriotes ?
Ce que Snake lui avait raconté sur l'organisation avait de quoi rendre paranoïaque. Comment s'en prendre à un opposant à la fois immatériel et disposant d'autant de pions qu'il désirait sur son échiquier ? Mei Ling se hâta de terminer sa boisson et regagna sa place en toute hâte. Derrière elle, la femme ne fit pas un geste pour la suivre.
- Ce n'est pas le moment de perdre son calme. Attend un peu d'avoir de bonnes raison de paniquer.
L'angoisse éprouvée par la jeune fille se dissipa durant la dernière heure de trajet. Elle arriva à la gare de Lyon Pardieu à douze heures trentre-deux.
Une fois descendue avec son maigre bagage, elle activa le codec qu'elle s'était fait implanter quelques mois plus tôt. Cet appareil constituait une grande fierté pour elle. Ils avaient, Otacon et elle, travaillé dessus des mois durant afin de créer un système de nano-machines aussi simple d'utilisation que celui de l'armée mais totalement différent au niveau du système d'exploitation et de traitement des données. Il ne fallait pas laisser la moindre faille aux Patriotes.
- Snake, tu me reçois ?
- Cinq sur cinq.
- Je viens d'arriver. Le voyage s'est déroulé sans problèmes. Je vous recontacterai dès que j'aurais réussi à me renseigner à la clinique.
- Tu sais comment t'y prendre ?
- Ne t'inquiète pas pour moi. A bientôt Snake !
Comparée aux vastes perspectives de Manhattan, Lyon n'avait rien de très impressionnant. Cependant, le tracé de ses rues se révéla si tortueux que la jeune fille fut plusieurs fois contrainte de demander sa route, bénissant sa formation qui l'avait astreinte à apprendre six langues vivantes. L'établissement qu'elle recherchait se trouvait en réalité un peu en dehors de la ville, à quelques pas à peine du centre nerveux industriel de Lyon.
- Drôle d'endroit pour un établissement sanitaire...
Un taxi la mena à destination. La clinique Antoine Limousin était une gigantesque bâtisse blanche, toute vitrée, qui semblait avoir été construite la semaine précédente. Le parking renfermait un nombre impressionnant de cabriolets et de Mercedes. La réputation de l'endroit ne faisait aucun doute. Sans perdre un instant, l'analyste se dirigea vers l'accueil où une infirmière toute en jambes l'accueillit.
- Bonjour. Je m'appelle Maria Nakimura et je suis journaliste au Herald Tribune.
Mei Ling fit glisser un rectangle plastifié sur le comptoir. Au fil des années, elle avait constitué pour Snake et Otacon une impressionnante collection de faux papiers et, par acquis de conscience, s'en était munie de quelques uns également. Elle n'avait pas eu tort, finalement. L'hôtesse examina la carte avec attention avant d'adresser à la jeune fille un sourire aussi chaleureux que le professionnalisme le lui permettait.
- Que puis-je faire pour vous mademoiselle ?
- Je travaille actuellement sur les greffes et les transplantations de membres. J'ai cru comprendre que cette clinique est de renommée mondiale dans ce domaine. J'avoue ne pas m'être fait annoncer, mais j'ai profité d'un voyage en Europe pour venir ici.
L'infirmière réfléchit quelques instants avant de se saisir d'un téléphone.
- Docteur Tirot ? J'ai ici une journaliste du Herald Tribune. Non non, ce n'est pas une plaisanterie. Elle mène une reportage sur les greffes et... Vous êtes sûr ? Oui. Oui absolument. Merci docteur.
La femme se retourna vers Mei Ling.
- Vous avez de la chance. L'un de nos chirurgiens s'apprête à partir en congé et il accepte de répondre à vos questions avant de quitter la clinique. Prenez l'ascenseur jusqu'au second, son cabinet est indiqué. Docteur Tirot.
La jeune fille remercia son interlocutrice d'un signe de tête et se rendit à l'étage indiqué. Un homme d'âge mur, légèrement bedonnant, l'attendait dans le bureau indiqué. Il se leva à son arrivée, la main tendue.
- Mademoiselle...
- Nakimura. C'est un plaisir de vous rencontrer, Docteur Tirot.
Mei-Ling prit la paume du médecin dans la sienne. Comme souvent chez les praticiens, il lui sembla qu'elle avait été lavée à la minute précédente.
- Moi de même. On m'a dit que vous meniez une enquête sur les greffes...
- Tout à fait. Et ce serait un véritable privilège d'avoir l'avis d'un spécialiste travaillant dans cette clinique. Me permettez-vous d'enregistrer notre échange ?
- Bien entendu.
L'asiatique sortit de son sac à main un petit appareil gris qu'elle enclencha puis posa sur le bureau.
- Nous pouvons commencer, docteur.
- Que désirez-vous savoir ?
- Nous allons débuter par des questions très classiques. Comment se passe un processus de greffe, très exactement ?
- Eh bien nous avons à l'hôpital une liste de donneurs d'organes et de gens en attente de dons. Si l'un des donneurs d'organes décède, nous prélevons les parties de son corps encore utilisables qui pourraient servir à nos patients en attente.
- Je vois. Et admettons que deux personnes aient besoin d'une jambe gauche ou d'un bras droit. Laquelle aura priorité ?
- Cela dépend. En général, les premiers arrivés sont les premiers traités, sauf cas exceptionnels.
- Comme ?
L'homme eut un geste vague.
- Je ne sais pas... En fait, ça ne m'est jamais arrivé. Mais de temps à autres...
Il se tut. Visiblement, le sujet le mettait mal à l'aise. Mei-Ling jugea plus prudent de changer de sujet.
- Bien. Et en ce qui concerne vos donneurs, de quelle façon les sélectionnez-vous ?
- En France, chacun est libre de donner ses organes s'il le souhaite. Il faut être âgé de plus de dix huit ans et...
L'entretien se poursuivit pendant près d'une demi-heure. Le docteur Tirot s'était détendu et accueillait les questions avec sérénité. Il finit par se lever de son fauteuil.
- Pour finir, je pourrais peut-être vous montrer comment se déroule une opération ?
- En ai-je le droit ?
- Eh bien... Vous ne pourrez pas prendre de photos, bien entendu, et nous resterons derrière une baie vitrée. Mais cela vous aidera à comprendre de quoi je parle exactement.
- Je vous suis.
Le chirurgien conduisit Mei Ling dans une enfilade de couloirs blancs. Maintenant que cette dernière s'était habituée à l'odeur, elle sentait un sentiment familier poindre en elle. Il lui fallu quelques secondes pour comprendre de quoi il s'agissait. L'endroit lui rappelait vaguement les bâtiments de Foxhound. Elle réprima un petit frisson et hâta le pas. Son guide poussa une dernière double porte et indiqua un large panneau de verre à son invité.
- Voilà . Mes collègues sont en train de procéder à une greffe de main en ce moment même.
La jeune fille colla son nez au carreau et promena son regard sur la salle devant elle, plissant les yeux. Un groupe de trois personnes s'activait autour d'une jeune femme endormie.
- Cette patiente a opté pour une anesthésie générale, bien que maintenant, on puisse tout à fait opérer une personne consciente en endormant uniquement... Mademoiselle ? Vous allez bien ?
Mei Ling titubait à présent légèrement. Son visage avait pris une teinte grisâtre. S'appuyant contre un mur, elle esquissa un faible sourire.
- Rien de grave. Je... n'ai pas l'habitude d'assister à ce genre de spectacle et j'avoue que c'est assez impressionnant.
Le médecin prit un air désolé.
- Oh, veuillez m'excuser ! On s'habitue tellement à cela dans ma profession vous comprenez...
- Oui... Oui...
Mei Ling se redressa.
- Ca va mieux. En tout cas merci de votre collaboration docteur.
- Mais je vous en prie. Aviez-vous encore des questions ?
- Non, je crois que j'aurais assez de matière pour composer un article pertinent. Grâce à vous. Qui plus est, je ne peux pas me permettre de rester plus longtemps, je risquerais de manquer mon avion.
- Vous êtes sûre que vous allez pouvoir retrouver la sortie toute seule ?
- Ne vous inquiétez pas pour moi. Soyez sûr que nous vous ferons parvenir l'article avant de le publier afin que vous puissiez vérifier si nous n'avons pas mal interprété vos propos.
- Mille mercis mademoiselle. Bon voyage de retour.
Son dictaphone toujours à la main, la jeune fille adressa un petit salut au chirurgien et sorti d'un pas lent de la clinique. Une fois passée les portes de la clinique, elle leva son visage vers le soleil et poussa un soupir de soulagement. La jeune fille quitta l'endroit à pied. Elle n'avait pas fait cent mètres qu'une voiture grise déboula dans le virage devant elle et pila à sa hauteur. La vitre du conducteur s'ouvrit.
- Monte !
Mei Ling n'hésita pas un instant.
- Je ne savais pas que tu me rejoindrais si vite.
- Otacon a insisté. Il était sûr que tu trouverais quelque chose.
- Et il a eu raison.
Mei Ling agita son dictaphone sous le nez de Snake.
- Des photos de tout ce que j'ai pu explorer dans le bâtiment, intérieur et extérieur.
- Des soupçons ?
- Eh bien d'abord, j'ai remarqué les caméras de surveillance.
- Qu'ont-elles de spécial ?
- Il y en a beaucoup. Trop. Un hôpital est censé disposé d'un système de sécurité perfectionné, ne serait-ce que pour la prise en charge des patients, mais là , je ne peux pas croire que ce soit le cas. Ces appareils sont des modèles tout ce qu'il y a de plus récent. Et on en trouve un à peu près tout les cinq mètres.
- Autre chose ?
- Oh oui, un petit détail, pendant que j'y pense. Je me suis fait passer pour une journaliste et un docteur est gentiment tombé dans le panneau. Il m'a emmené dans une salle d'opérations pour que je vois comment les greffes se déroulent.
- Et alors ?
- Alors l'un des toubibs en train d'opérer n'était autre que notre chère amie Naomi Hunter.
Snake revivait. Depuis combien de temps n'avait-il pas ressenti cette poussée d'adrénaline lui parcourir les veines, le sang battre sourdement à ses tempes, tandis que tout son corps devenait une flèche projetée par un archer expert, sûre de toucher sa cible ?
A son poignet, sa montre luisait doucement, indiquant très précisément une heure quatre. Il était parfaitement dans les temps. Filant le long de la route nationale, il ne tarda pas à apercevoir l'arrière de la clinique Antoine Limousin. Les photos que Mei Ling avaient prises, couplés à ses propres clichés de l'extérieur du bâtiment avaient permis au radar intégré dans ses nanos-machines de constituer un plan assez précis des lieux. Assez précis pour se rendre compte que le seul endroit par lequel il pourrait se glisser était une grille d'évacuation de vapeur, qui donnait sur une lingerie sans aucun doute. Alors qu'il s'approchait un peu plus de la grille, le mercenaire distingua plusieurs silhouettes armées de lampes torches. Des gardes privés visiblement. De là où il était, Snake en dénombrait quatre. C'était trop, beaucoup trop pour une clinique normale.
- Beaucoup trop...
D'un geste, il décrocha les jumelles qu'il portait à la ceinture et les braqua sur les sentinelles.
- Au moins une dizaine de sentinelles, et armées avec plus que des flingues d'ordonnance, je peux le jurer.
Il fut tenté d'avertir Otacon ou Mei Ling puis se ravisa. Même si les nano-machines qu'il utilisait avait peu de chances de se faire pirater, mieux valait ne les employer qu'en cas de nécessité. C'est donc en solitaire que Snake se coula, ombre parmi les ombres, vers la grille de l'hôpital. Arrivé à une dizaine de mètres de la barrière, il s'immobilisa à nouveau. Le mouvement des gardes le rassura. S'ils étaient lourdement équipés, ils ne semblaient cependant pas particulièrement agressifs. Ces types étaient des gardes privés rémunérés, rien à voir avec les armadas de terroristes surentraînés avec lesquels Snake avait déjà eu à faire. Il s'accroupit, les yeux braqués sur les quelques gardes qu'il avait dans son champ de vision. Les hommes discutaient entre eux, cherchant visiblement à tromper l'ennui. Au bout d'une dizaine de minutes, l'un d'entre eux porta la main à son côté. Un talkie-walkie visiblement. Il écouta quelques secondes puis, d'un signe de la main, enjoignit deux de ses compagnons à le suivre. Parfait. Plus qu'un.
Snake ne perdit pas un instant. Dégainant le M-9 dont il ne se séparait jamais en mission, il fonça vers le grillage. L'herbe étouffait le bruit de ses pas. Tout se passa très vite. Sans interrompre sa course, il tendit le bras. Un coup partit, sans bruit ou presque, et le garde restant s'écroula lourdement à terre. Snake avait déjà agrippé la clôture et se hissait, souple comme un chat, de l'autre côté. Le fait qu'il s'agisse d'une clinique avait dû dissuader les mystérieux propriétaires de l'endroit d'électrifier le grillage. Une fois de l'autre côté, le mercenaire jeta un coup d'oeil à sa victime qui ronflait à présent comme un bienheureux. L'homme jeta un coup d'oeil sur l'arme à sa ceinture. Un Beretta. Peu impressionnant, mais efficace. Il n'était cependant pas question d'embarquer le pistolet, il fallait à tout prix éviter le grabuge. Après avoir dissimulé le gardien dans un buisson proche, Snake reprit son avancée. Dos au mur, il parvint à la grille qu'il recherchait.
- Etroit. Il va falloir se faire tout petit.
Sans perdre un instant, le mercenaire se saisit de son couteau suisse et s'appliqua à dévisser les quatre boulons qui retenaient la grille. D'un coup de pied, il fit ensuite sauter le tuyau qui y était relié et se glissa par le conduit, non sans avoir replacé la grille. Autant gagner le plus de temps possible. L'ancien militaire entama sa descente, rendant grâce à sa combinaison qui, en comprimant légèrement ses muscles, lui faisait perdre quelques millimètres de masse corporelle. La descente fut bien plus aisée qu'il ne l'avait imaginée et il se reçut souplement sur un sol de ciment.
Comme il l'avait supposé, Snake se trouvait à présent dans une vaste salle éclairée au néon, remplie de machines à laver et de sèche-linges. En cette heure tardive, les lieux étaient déserts, comme le confirmait le radar. Seul le ronron bruyant des machines se faisait entendre. Doucement, le mercenaire monta les marches qui menaient au rez-de-chaussée. Quelques infirmières circulaient encore, mais elles étaient peu nombreuses. Eviter leur allées et venues se révéla un jeu d'enfant pour le mercenaire. Il lui fallu moins de quarante secondes pour parvenir à l'étage supérieur.
- C'est maintenant que l'on va commencer à s'amuser.
En effet, les caméras de sécurité n'avaient été disposées, d'après les clichés de Mei-Ling qu'à partir du premier étage. Et vu l'environnement dans lequel il évoluait, il était hors de question d'utiliser une grenade pour désactiver les systèmes de surveillance. Dieu merci le radar indiquait le champ d'action des appareils de surveillance. Se faufilant entre les faisceaux, l'homme progressa, de mètre en mètre, dans l'interminable couloir blanc, s'abritant dans les coins de porte. Le temps avait cessé de s'écouler. Rien n'existait plus maintenant que les pas qu'il fallait effectuer selon un rythme précis. Un, deux, trois, quatre. Arrêt. Se baisser. Se relever. Un deux trois quatre.
Snake avait presque atteint le deuxième étage lorsque le claquement sec de talons hauts sur du carrelage se fit entendre. Une infirmière avait du être sonnée et elle se dirigeait droit vers le mercenaire. Si celui-ci neutralisait la femme d'une fléchette tranquillisante, les caméras de surveillance s'en rendraient immédiatement compte. Et, au vu de la disposition des lieux, il serait immédiatement repéré si jamais il restait là où il était.
- Pas le choix.
Le plus silencieusement possible, l'aventurier tourna la poignée de la porte contre laquelle il se tenait.
Fermée.
Snake étouffa un juron. La chambre devait être inoccupée. Et les pas se rapprochaient. En désespoir de cause, il sortit de l'une de ses poches une petite pièce de plastique de forme étrange et l'introduisit dans la serrure. Otacon lui avait présenté cet appareil au point quelques semaines auparavant.
"L'ébauche d'un passe-partout universel. Pour le moment, j'estime que ça peut ouvrir environ quarante-cinq pour cent des portes à serrure mécanique existant dans ce monde."
- Si cette lourde n'est pas dans tes quarante-cinq pour cent Otacon, tu vas m'entendre...
L'infirmière devait se trouver à moins de dix mètres à présent.
Il y eut un léger cliquetis et la porte s'ouvrit. Snake bondit à l'intérieur de la pièce et referma en toute hâte. Son coeur n'avait pas manqué un battement durant toute la durée de l'opération. Dehors, le cliquetis des talons gagna en volume puis s'éloigna progressivement.
Mais un bruit subsistait.
Un bruit heurté et saccadé, mais sans aucun doute humain. Un bruit de respiration.
- Quelqu'un. Il y a quelqu'un.
La main sur le M-9, Snake fit quelque pas dans la chambre. Ses yeux commençaient à s'habituer à l'obscurité.
- Dans le lit.
Pourquoi la personne ne parlait-elle pas ? Et surtout, pourquoi la porte avait-elle été fermée à clé ? Dans toutes les cliniques, les chambres occupées restaient ouvertes afin que l'on puisse y pénétrer facilement en cas d'urgence. D'autre part, d'après ce que Snake percevait, la pièce n'avait rien d'inhabituel. Le mobilier simple et fonctionnel d'une chambre d'hôpital. Dévoré de curiosité, il s'approcha du lit. Un chuchotement plaintif s'éleva.
- Qu'est-ce qu'il y a encore ? Qu'est-ce que vous voulez ?
- Moins fort.
La voix de Snake était un murmure. Malgré cela, l'autorité naturelle de l'homme y perçait, et son mystérieux interlocuteur se tut.
- Qui êtes-vous ?
- Et vous ?
- Je suis ici pour enquêter sur cet endroit.
- Vous ne faites pas partie de la police nationale. Votre accent... Vous êtes anglais ?
- Ca n'a pas d'importance. Qu'est-ce qui se passe ici ?
- Je ne sais pas. On m'a emmené ici depuis... une semaine peut-être. Les journaux... les journaux ont du en parler.
La voix était pâteuse, presque inexpressive. On avait du droguer le "malade". Snake activa la lampe torche de son couteau suisse. Le mince faisceau blanc tomba sur un visage terrorisé, aux pupilles dilatées. Mais la frayeur n'en n'était sûrement pas la seule cause. Le visage n'était pas inconnu au mercenaire. Effectivement, les journaux en avaient parlé.
- Kevin Ivart. Le nouveau général de l'Armée de l'Air. C'est bien vous ?
- Oui... Oui c'est moi.
- Pourquoi vous ont-ils amené ici ?
- Aucune idée. Je dors... beaucoup.
Continuant son inspection du militaire, Snake remarqua que la main gauche de l'homme était marquée de différents signes qui semblaient avoir été inscrits récemment. Rien à voir avec la procédure médicale habituelle.
- Vous vous souvenez de qui vous a fait ça ?
- Un docteur. Une jeune femme, très jolie.
- Assez jeune ? Le teint mat ?
- Oui... oui... Elle parlait anglais aussi, je crois...
- Naomi. Elle serait donc à la solde des Patriotes, de Liquid ou je ne sais qui d'autre ?
L'aventurier se redressa, un doigt sur les lèvres.
- Je vais repartir. Surtout, ne parlez à personne de ma visite, c'est ma seule chance de vous sortir de là .
Ivart se redressa sur un coude. Une partie de sa lucidité semblait lui être revenue.
- Je ne suis pas le seul à avoir été enlevé. Ils parlent d'autres personnes, quand ils viennent ici. Je ne sais pas ce qui se trame, mais ça n'est pas beau. Et ce n'est pas le fait d'une bande de dingues, croyez-moi mon vieux.
- Comment ça ?
- Je suis général. On ne rentre pas chez moi comme ça. Et pourtant, je me suis fait droguer et amener ici. Il n'y a que des gens proches de moi qui auraient pu réussir ce coup-là . Et si ce n'est pas ma famille, ce sont forcément des collègues.
Snake hocha la tête.
- Pour le moment restez ici. Je vous garanti qu'on vous sortira de là .
Avant de tourner les talons, Snake prit quelques photos d'Ivart. Si les choses tournaient mal, les clichés permettraient au moins de faire tomber la clinique. Après s'être assuré que tout danger était écarté, il regagna le couloir et monta au second.
Otacon se passa une main dans les cheveux, les ébouriffant encore un peu plus. Snake se refusait toujours à passer la moindre communication. Seule Mei Ling lui avait transmis quelques renseignements sur ce qu'elle avait pu découvrir et lui avait envoyé les photos de la clinique par e-mail. C'est sur ces maigres données que l'informaticien travaillait. Déterminer qui exactement se cachait derrière tout ça. Si ça n'avait tenu qu'à lui, jamais ils ne se seraient lancés dans cette histoire sans avoir au moins la réponse à cette question. Mais Snake n'en pouvait plus de l'inaction. Il allait donc falloir trouver la clés de nombreuses interrogations au plus vite. La greffe du bras de Liquid n'était sûrement pas l'oeuvre des Patriotes. Non. C'était du côté de Liquid lui-même qu'il fallait creuser... Mais par où commencer ? Même ses contacts habituels s'étaient montrés incapables de l'aider, cette fois-ci.
Un mouvement derrière lui le fit se retourner. Jack était entré dans le salon, agitant son double des clés..
- Il n'y a plus de café, fit-il simplement.
- Je sais. Ca commence à manquer d'ailleurs. Tu vas en chercher ?
- Oui. La supérette de la rue d'Odessa reste ouverte presque toute la nuit.
Hal émit un petit grognement.
- Génial. On va encore boire du jus de chaussette pendant une semaine.
Jack haussa les épaules avant de se diriger vers la porte d'entrée tandis qu'Otacon retournait à son travail. Il resta quelques instants à pianoter sur son clavier, méditant sur leur étrange colocataire. Sur beaucoup de points, Jack lui faisait songer à un adolescent attardé qui aurait refusé de quitter le nid familial. Rien à voir avec ce jeune homme déterminé que Snake avait laissé derrière lui après l'incident de Big Shell. Ce qui c'était passé, Otacon ne pouvait que le supputer. Toujours est-il que la réaction de Snake avait été étonnante. Il n'avait pas demandé un seul mot d'explication à Raiden lorsque celui-ci s'était présenté dans leurs quartiers généraux, enfermé dans un mutisme total. Il avait demandé au jeune homme si celui-ci désirait rester chez eux. Et depuis... Depuis Jack vivait une vie de reclus, passant ses journées à lire, sortant rarement, mais toujours prêt à aider dans les tâches quotidiennes. Toute évocation du passé, par contre, le plongeait dans un silence affolé dont il avait le plus grand mal à ressortir.
- Et pendant ce temps, les deux papas travaillent ! songea l'informaticien avec un petit rire.
Et quel travail. Cette affaire aux enjeux démesurés, qui avait pris plus d'ampleur encore avec l'arrivée de Mei Ling...
Otacon s'étira bruyamment, après avoir jeté un coup d'oeil au petit cadre posé sur son bureau. C'était sa vie depuis quelques années à présent. Celle d'un paria, jamais sûr du lendemain, et exposé à la souffrance plus souvent qu'à son tour. Mais il l'avait choisi, et contrairement à Jack, il assumerait jusqu'au bout.
Reprenant les éléments dont il disposait depuis le début, Hal décida de laisser tomber les recherches par logiciel de traitement d'images et tenta de faire appel à la simple logique. Qu'est-ce qui avait pu se produire entre Liquid et Ocelot ? A quoi correspondait cette réapparition de Naomi ? Et surtout, comment ces éléments se combinaient-ils avec l'organisation des Patriotes ?
Le jeune homme mit plusieurs moteurs de recherche à contribution et, peu à peu, une idée commença à émerger en lui. Se connectant à un site Internet officieux, il consulta les archives de différents journaux, anciens et récents. Quelque chose ne tournait pas rond. Ces articles, le rapport Shadow Moses... Un jeu de faux-semblants à plusieurs dimensions. L'informaticien sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il fallait contacter Snake et Mei Ling immédiatement.
Un léger coup à la porte. Maugréant, Otacon se détourna de son écran. La serrure devait encore être coincée.
- J'arrive.
- ... Bonne nuit, beau gosse.
Jack adressa un petit signe de tête au commerçant qui, même après plusieurs mois, refusait toujours avec obstination de lui donner du "monsieur" ou tout simplement "Jack". C'était plutôt amusant, au fond. D'un pas léger, le jeune homme regagna l'immeuble. Seuls quelques bars de nuit émettaient une douce lueur à présent. Il serait bien entré boire un verre. Ecouter de la musique, ou tout simplement les conversations des habitués... Non, s'il n'était même pas capable de faire une course en moins d'une heure, il n'était vraiment plus bon à rien.
- C'est un peu le cas, non ?
Raiden serra le poing et accéléra sa marche. Ne pas penser, surtout ne pas penser. Garder les yeux rivés au bitume sombre qui défilait à chaque pas. Ce n'est qu'arrivé à quelques pas de son logis que le jeune homme stoppa net sa marche, en voyant deux hommes, encadrant un troisième, visiblement incapable de tenir sur ses jambes. L'un de ses deux compagnons maugréait que c'était bien de Franck de boire comme ça et de se mettre minable, et que ça allait encore crier demain au bureau s'il arrivait au travail dans cet état. Ce à quoi l'autre répéta que c'était la dernière fois qu'il le remorquait chez lui.
Les muscles de Raiden réagirent avant son cerveau. Il tourna les talons et s'éloigna de quelques pas, se dissimulant sur le perron d'une porte. Quelques mois plus tôt, il aurait réagi totalement différemment. Deux uppercuts auraient envoyé les hommes au pays des songes.
Mais là , il laissa Otacon se faire enlever sous ses yeux.
Le petit groupe disparu au bout de la rue. Ce n'est qu'alors que Jack, très lentement, reprit son chemin et pénétra dans l'immeuble. Le coeur battant à tout rompre, il regagna l'appartement de Snake. Rien ou presque n'avait changé depuis son départ. Otacon n'était plus là , pas plus que son ordinateur. Rien d'autre. L'endroit n'avait absolument pas été fouillé.
- Ils en avaient après nous... Après eux ?
Oui. Après eux. Impossible de savoir que lui se trouvait ici. Raiden était bien placé pour savoir que son corps ne comportait à présent plus de nano-machines. A cette pensée, il éprouva un violent accès de migraine.
- Du calme.
Personne n'avait de raison de soupçonner qu'il avait trouvé refuge ici.
- Refuge.
C'est à ce moment là que quelque chose se produisit. On avait touché à son refuge. A cet endroit où il avait découvert Paul Auster, l'art de la Renaissance Italienne, le cinéma autre qu'américain et la cuisine. On avait touché à ces gens qui l'avaient accueilli. Jack se rua dans sa chambre. Sur sa table de nuit, reposait une petite seringue scellée. Les nano-machines d'Otacon et Mei Ling. Snake les lui avait remises quelques semaines auparavant.
- Pour quand tu seras prêt.
Le jeune homme saisit la seringue dans son emballage, et la contempla quelques instants.
Puis, il la reposa et saisit son téléphone portable, sur lequel il composa un code à vingt chiffres.
- Snake, fit-il d'une voix posée, de cette voix qui ne variait jamais, qui était la sienne depuis plusieurs mois, c'est Jack. Otacon a été enlevé. J'ignore par qui.
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