CHAPITRE PREMIER. LE JEUNE ARISTIDE BRIERE. LA DECOUVERTE DE DEUX GARCONS BLESSES AUX ALENTOURS DE MIDIGARE. CHACUN RETOURNE A SES AFFAIRES. UNE ENIGME DES PLUS ETRANGES.
Aristide Brière se considérait comme un homme ordinaire. A vrai dire, il en était fier. Il avait un jour entendu dire que la normalité était une notion inventée par des dirigeants autoritaires pour faire rentrer dans le rang ceux qui s'élevaient au-dessus des masses bovines. L'homme qui s'était adressé à lui en ces termes, dans une ruelle par un bel hiver, avait tout d'un gueux sans le moindre scrupule. Aussi Aristide n'avait-il pas daigné prêter l'oreille au discours de ce grossier personnage. Il avait passé son chemin, noble et méprisant.
Car Aristide Brière était quelqu'un de normal, quelqu'un d'ordinaire. Il voulait l'être. Toute sa vie avait tendu à ce simple but. A l'école primaire, il avait un jour vu un nommé Honoré de Balzac se faire tabasser par les brutes de la cour de récréation pour avoir obtenu une trop bonne note en rédaction. Il avait alors compris. Etre anormal et extraordinaire n'apportait que des ennuis. Aristide avait depuis longtemps oublié la correction reçue par Balzac, mais dans son inconscient s'était épanouie cette idée d'anormalité dangereuse. De plus, il n'était pas convenable de sortir du rang. Cela contredisait toutes les idées d'égalité. Aussi Aristide, à vingt-et-un ans, était-il un jeune homme convenable et parfaitement banal. Il habitait dans un petit logis d'étudiant à Calmeville, tout près de Midigare. Chaque fin de semaine, lorsqu'il avait un peu de temps libre après avoir fini ses lectures, Aristide enfilait ses dessous, son pantalon, sa jaquette et son costume campagnard, et allait faire une promenade dans les collines.
C'était ce qu'il s'apprêtait à faire. Au moment où commençait son histoire, Aristide Brière était là , assis dans un confortable fauteuil de la chambre de bonne qu'il louait, lisant un livre.. Ses faibles moyens ne l'empêchaient pas de se comporter en parfait gentilhomme ; sur un guéridon à côté de lui était posée une tasse contenant un chocolat bien fumant. Il le but, tourna la dernière page de son livre. Un ouvrage ordinaire, parlant de l'avènement de Chinrat, la puissante multinationale qui avait apporté la paix dans le monde. Il était content de ce genre de lecture, et en conservait une cinquantaine de ce tonneau dans sa petite bibliothèque. Avec les livres d'histoire, on n'était guère surpris. Ils étaient tellement normaux.
Aristide referma le livre, alla déposer sa tasse en porcelaine dans la minuscule cuisine. Il se changea, enfilant ses dessous, son pantalon noir, sa jaquette et son costume campagnard. Puis il mit son manteau, un manteau brun tellement normal, tellement banal. Vous en conviendrez, c'était là un spectacle désolant, beaucoup trop fréquent. A vingt et un ans, Aristide Brière était un jeune homme de bonne famille, quelqu'un de normal. Pour l'achever et le métamorphoser en parfait bourgeois, il ne lui restait plus qu'à terminer ses études de Droit. Cependant, pour le moment, il était encore mince et svelte, avec un visage séduisant.
Il sortit de chez lui, puis de l'agréable village de Calmeville. Les collines environnantes portaient quelques taches grises, mais cela ne l'inquiétait guère. Bien que les fissures et les décolorations s'étendent d'années en années, la Corporation Chinrat prétendait que ce n'était là que les malheureuses conséquences de la Grande Guerre. Aristide Brière croyait la société Fabricato.
Il se promena donc. Le ciel était bleu, les oiseaux chantaient. C'était une belle matinée.
Aristide eut alors droit au premier fait déplaisant de la journée. Quelque chose qui dérangeait sa belle vie si minutieusement agencée. Un bruit de coups de feu.
Il était disposé à s'éloigner de la direction d'où venait ce son inquiétant, mais il ne le pouvait pas. Cela aurait perturbé davantage encore son ordinaire que d'entendre la rafale. Il attendit alors quelques minutes. Une troupe de soldats de métier Chinrat en uniformes bleus passa à côté de lui sans le voir. Les canons de leurs fusils d'assauts fumaient.
Aristide poursuivit sa route, allant là d'où venaient les soldats. Il monta sur la colline d'où, chaque fin de semaine, il observait la glorieuse cité de Midigare. Il eut droit à une vision qui le stupéfia. Là , devant lui, se tenait un homme. Un SOLDAT, d'après ses vêtements et l'énorme épée qu'il tenait à la main. Le membre du SOLDAT, arborant une énorme tignasse blonde, était à genoux, comme prostré.
Et à côté de lui, il y avait un autre jeune homme. Aux cheveux noirs coiffés en pics. Il restait étendu là , sur le dos, sans bouger. Aristide vit qu'une mare de sang s'étendait autour de lui, et que des trous noirâtres parsemaient son torse. Funérailles ! pensa-t-il. Les soldats de métier lui ont tiré dessus. Mais pour quelle raison ?
Aristide sentait venir les ennuis. Mais il n'était pas homme à reculer devant le devoir. Son lot était d'aider la Corporation Chinrat du mieux qu'il le pouvait.
- Bon saint bon dieu ! s'exclama-t-il.
Il marcha vers le SOLDAT blond et le soutint.
- Vous allez bien ? Quel est votre nom ?
- Nuage... Nuage Streufe... Ecoutez-moi... Occupez-vous de Zacque...
Sur ce, l'homme blond, Nuage Streufe, s'évanouit.
- Monsieur Streufe ! dit Aristide.
Désolé, il se tourna vers le cadavre du second membre du SOLDAT. Il fouilla ses poches. Heureusement, j'ai toujours une Queue de Phénix sur moi en cas d'urgence.
Aristide utilisa l'objet magique sur Zacque, le ressuscitant.
- Tudieu ! Il ouvre les yeux ! Allons, pauvre homme, remettez-vous... Vous rappelez-vous de votre nom ?
- Zacque... Je suis Zacque...
- C'est ça ! On dirait que vous allez mieux !
Aristide sourit, se félicitant d'avoir suivi son instinct, d'avoir porté secours à ces serviteurs dévoués de Chinrat. Lorsque le SOLDAT se releva, il vit que sa tignasse aux mèches coniques était encore plus grande qu'il ne l'aurait cru. Monstrueuse.
- Votre collègue s'est évanoui, dit-il à Zacque.
- Mon... collègue ?
Aristide Brière se retourna, et vit alors que Nuage Streufe avait disparu.
- Nuage, c'est ça ? demandait Zacque. Vous parliez de Nuage ?
- Je parlais bien de monsieur Streufe, mon pauvre Zacque? Mais où est-il passé ?
- Tudieu ! Je ne sais pas... Comment vous appelez-vous ?
- Aristide Brière, votre serviteur.
- Comment vous remercier ? Vous avez utilisé une Queue de Phénix sur mon être inanimé, m'extirpant ainsi du néant. Monsieur Brière, je resterai votre éternel débiteur.
- Appelez-moi Aristide, je vous en prie...
Aristide, connaissant les bonnes manières, ramena Zacque chez lui. Toute cette affaire commençait à lui peser. Aussitôt qu'il eut refermé la porte de son logis d'étudiant, il laissa l'ire se déverser en lui.
- Maintenant, dit-il avec toute la modération dont il était capable, Zacque, vous (ou tu, après ce que vous avez vécu, je me crois autorisé à vous tutoyer) as intérêt à m'expliquer ce qui se passe !
- Du calme, Aristide. Vous (ou tu, si tu me tutoie, moi, je te dis " tu ")?
- Je ne vous " tue " pas, monsieur.
- C'est ce que " tu " faisais à l'instant, Aristide ! Je te dis " tu " !
- Mais je ne veux pas te " tuer " !
Le jeune homme se contint et fit face à Zacque.
- Alors, que se passe-t-il ?
- Je crois que tu dois comprendre la vérité, Aristide... La Corporation Chinrat n'est pas la merveilleuse multinationale bonne et généreuse dont on nous rebat les oreilles à longueur de temps.
- Tu... tu es un rebelle, Zacque ? balbutia Aristide.
Il se reprit. Quelqu'un qui répandait des mensonges concernant la Société Fabricato ne méritait pas de rester dans son logis. Et dire qu'il avait accueilli ce jeune homme, le prenant pour un bon et honnête membre du SOLDAT.
- Tu diffames la Corporation Chinrat, Zacque ! lança-t-il. Sors d'ici !
- Diantre, comment vais-je faire, Aristide ? La nuit tombe, et arpenter les chemins sombres par ces temps ténébreux serait des plus risqué.
Aristide soupira.
- Très bien, j'ai un canapé. Tu y passeras la nuit, Zacque. Mais demain... par la serpette de mon père ! ... tu quitteras les lieux.
L'étudiant commençait à regretter d'avoir, ce jour-là , endossé sa tenue campagnarde pour aller faire sa promenade de la fin de semaine. Mais il ne pouvait se résoudre à mettre dehors une personne dans le besoin, fut-elle folle à lier et traîtresse à Chinrat. Sa vie prenait un tour beaucoup trop extraordinaire à son goût ; c'était d'autant plus désagréable qu'il avait tout fait, jusqu'au jour d'aujourd'hui, pour éviter qu'on l'extirpe de force du confortable coussin de sa banalité.
Le lendemain, Aristide voulut se persuader que tout cela n'était qu'un rêve. Par le plus grand des malheurs, il aperçut à ce moment même deux pieds énormes dépassant de la couverture qui cachait son canapé. Des pieds truffés d'ampoules, bleuâtres, avec des plaques de crasse noire. On ne pouvait douter de la réalité de ces deux éléments atroces émergeant de la couverture, s'appuyant sur un coussin fait de linge plié. Rien qu'à voir ces pieds, on devinait l'odeur provençale qui devait en émaner. De toute façon, Aristide n'avait pas besoin d'imaginer. Parce qu'une paire de chaussettes qui ne lui appartenait pas était jetée sur la baguette de pain qu'il avait acheté vendredi, ladite pâtisserie étant à moitié dévorée. Et l'étudiant, qui s'apprêtait à couper dans ce pain pour obtenir deux tartines, sentait un arôme bucolique de cèpes et de camemberts en putréfaction monter jusqu'à ses narines. Ce qui lui donnait une idée de l'odeur des pieds eux-mêmes.
Avec un soupir, il jeta la baguette gâchée à la poubelle.
Par-dessus le marché, Zacque ronflait.
Aristide grinça des dents - ce n'était pas la dernière fois qu'il le ferait - et voulut mettre son costume tout neuf d'étudiant. Il remarqua alors que le coussin sur lequel son invité (en français dans le texte) incongru avait posé ses pieds, ses affreux pieds puants, n'était autre que son costume tout neuf d'étudiant. Sentant la moutarde Savora, le meilleur condiment qui soit, rassemblant onze épices et aromates de diverses régions du monde, sentant donc cette merveilleuse moutarde lui monter au nez, Aristide grogna.
Tant pis. Il enfila sa tenue de sport. En vérité, ces vêtements amples lui donnaient meilleure allure que son costume tout neuf d'étudiant, mais il ne les mettait jamais, car il détestait le sport et davantage encore les vêtements amples. Mais il n'avait pas le choix ; il avait donné ses trois autres costumes à Paulette, la concierge de l'immeuble, pour qu'elle les lave à la main. Ainsi Aristide dut partir, avec sur le dos ses habits de sport, et en laissant un dément aux pieds puants dans sa chambre de bonne.
La Faculté de Droit de Calmeville était un nom pompeux pour désigner la Fac où les meilleurs élèves de la secondaire, innocents bambins à peine sortis des affres de la puberté, étaient transformés par d'austères professeurs en fléaux de la société. Dans l'un de ces immenses amphithéâtres qui arrachaient des cris de frayeur à tout étudiant qui se respectait, le professeur Benoît-Joseph de Latournelle avait commencé son cours.
- N'oubliez jamais que la Cour de Cassation ne constitue pas un troisième degré de juridiction, déclarait-il à ses deux cent élèves quand Aristide entra.
Aristide avait espéré passer inaperçu ; nous pourrions dire, à sa décharge, que c'était bien essayé. Comme tout étudiant à la Fac le sait, les professeurs emploient une ingéniosité diabolique à faire rouiller les gonds des portes en les arrosant tous les soirs, de sorte que le premier malheureux se risquant à les ouvrir pendant un cours pouvait entendre ses efforts de discrétion être récompensés par des grincements retentissants.
Latournelle, un bonhomme de quarante ans à la mine sévère et aux petits lorgnons, tourna sa tête vers la porte comme une vipère. D'ailleurs, tout étudiant serait prêt à jurer avoir entendu un sifflement et entrevu une langue bifide entre les lèvres du professeur.
- Monsieur Brière ! déclara le professeur. Vous êtes en retard !
Les élèves, décontenancés, ne pipèrent mot. Brière, en retard ? Cela ne s'était encore jamais vu. Aristide Brière était l'élève modèle, la machine à faire des bons points, le Messie de la Fac. Un être supérieur, impossible à atteindre, au mode de vie réglé comme une horloge, toujours tiré à quatre épingles. Son conformisme abscons avait quelque chose de rassurant ; on pouvait demander n'importe quoi à Brière, on savait toujours ce qu'il allait répondre, et ce au mot près. Les étudiants de première année interrogeaient parfois leurs illustres aînés et même les doyens qui avaient redoublé plusieurs fois au sujet de Brière, afin de savoir si ce gars-là , toujours sanglé dans une dignité pour ainsi dire automatique, n'était pas un cyborg, ou mieux encore, un androïde. Certains étaient allés jusqu'à jeter un ?il sur le dossier médical de l'intéressé.
Le pauvre Aristide ne savait pas quelle attitude adopter. Arriver en retard ne lui était pour ainsi dire jamais arrivé. Après quelques secondes - qui lui parurent durer des millénaires - de paralysie, il répondit à l'enseignant :
- Je vous demande humblement de me pardonner, professeur Latournelle. Oui, de tout mon c?ur, je vous prie de m'excuser, je vous supplie...
- C'est bon, Brière ! aboya le professeur. N'en profitez pas pour faire le zouave ! A votre place !
Aristide sembla alors disparaître ; s'il avait été dans un dessin animé, ses jambes se seraient changées en roues et les parties de son corps auraient filé l'une après l'autre. Il se matérialisa, pour ainsi dire, à sa place.
Il sortit ses affaires en hâte et commença à noter. Latournelle avait repris son cours.
- Le grand objectif de la Cour de Cassation est de veiller à la bonne application de la loi. En cas d'incompétence de la juridiction, d'excès de pouvoir, d'inobservation des formes...
Soudain, Aristide sentit une légère pression sur une partie intime de son individu. C'était en fait une main qui s'était appuyée dans l'entrejambe de son pantalon.
Dans cette fâcheuse situation, notre héros chercha l'auteur de cette mainmise inqualifiable sur sa vie privée. Sur l'un des éléments clés de sa vie privée, du moins.
- ... divisée en chambres, que nous allons de ce pas énumérer, poursuivait le professeur Latournelle.
Il n'avait pas de voisin à sa gauche. A sa droite... Eugénie Rouault étendait innocemment un bras vers lui.
- Eugénie ! chuchota Aristide.
- Quoi ?
- Enlève ta main !
- ... commerciale, une chambre sociale et une chambre criminelle. Quand il s'agit de faire appel...
Le travail qu'effectuait actuellement la main d'Eugénie dans l'ombre de leurs pupitres ne déplaisait pas à Aristide ; mais il avait une éducation, et il n'allait pas se laisser masturber dans un amphithéâtre.
- Enlève ta main, Eugénie ! répéta l'étudiant le plus discrètement possible.
Elle ne répondit pas, mais commença à serrer. Aristide décida de mettre un terme à cet état des choses. Il prit son stylo le plus pointu et l'enfonça lentement dans cette main perverse.
Eugénie céda, retirant vivement ses doigts. Rasséréné, il put reprendre la transcription du cours de Latournelle.
Le soir tombait. La marée des étudiants se déversa de la Fac.
Aristide avait rangé ses affaires, comme à son habitude, et avait repris le chemin de son foyer. Il mit un certain temps à s'apercevoir que quelqu'un marchait derrière lui.
Gêné, il accéléra l'allure. Le pas de son poursuivant devint précipité. Pas de doute, on le suivait.
Il se retourna ; c'était Eugénie.
Blanc comme l'un de ses mouchoirs, Aristide hâta le pas. Eugénie aussi. Il arriva à son immeuble, la jeune fille sur ses talons. Il espérait que Paulette serait là , dans l'entrée, et arrêterait l'étudiante. Par malheur, la concierge restait invisible. Il monta alors l'escalier gris, qu'il appréciait généralement comme un symbole de monotonie, et arriva à sa chambre de bonne.
Lorsqu'il ouvrit la porte, il se retourna, et Eugénie fut sur lui. Elle le fit rentrer de force dans sa chambre de bonne.
- Alors, mon petit Aristide, ça va ?
- Tu... tu n'es plus avec Honoré ?
Honoré d'Hérouville était le fiancé d'Eugénie. A ce qu'on disait, son père était riche à millions ; c'était le maire Dauminaut d'Hérouville, qui régnait sur Midigare. Bien sûr, il n'était maître de la ville flottante que sur le papier ; c'était la Corporation Chinrat qui dirigeait tout. Mais le Président Chinrat payait Dauminaut grassement.
- Cet idiot, fit Eugénie. Je me faisais sauter pour son fric. Mais cette semaine, Dauminaut l'a déshérité.
- Et alors ?
La réponse était pourtant simple, et Aristide n'était pas assez bête pour se la cacher. Eugénie Rouault était à la recherche d'un nouveau filon, et elle n'avait trouvé que le meilleur élève de la Fac, qui avait devant lui un avenir prometteur.
- Et alors, tu m'excites, répondit juste Eugénie.
- Euh... attends... Je ne sais pas, ça ne se passe pas comme ça, d'habitude. Je dois t'inviter au restaurant, et on...
- Oh... Je ne savais pas que tu étais si réservé, Aristide. Ce genre de protocole, c'est ça ?
- C'est ça, Eugénie.
- Le protocole...
Elle enleva sa chemise ; elle avait des seins bombés et bronzés, de véritables obus.
- On peut s'en passer, susurra-t-elle.
Vu sous cet angle... Aristide devait reconnaître que la situation ne présentait pas que des inconvénients. Oui, pourquoi ne pas se passer du protocole ?
La porte claqua.
Eugénie se retourna, et vit Zacque, torse nu, qui venait de les enfermer.
- Je comprends mieux ta pudibonderie, cracha la jeune fille à Aristide. Tu pouvais le dire tout de suite, que tu étais homo !
- Mais non !
Zacque ne fit pas tant de manières ; il donna un coup de poing qui étendit Eugénie pour le compte.
- Ta gueule !
- On ne frappe pas les dames, Zacque ! s'exclama Aristide.
- Aristide, tu me stupéfie. Tu crois vraiment que les " dames " se mettent les seins à l'air à peine arrivées chez les gens ?
L'étudiant secoua la tête.
- C'est Eugénie ! Elle est comme ça...
- C'est une espionne de Chinrat ! rugit l'ancien SOLDAT.
- Zacque, tu es complètement parano !
- Ah ouais, je suis parano ? Mais toi, tu n'as pas vu les monstres créés dans la Machine Fabricato de Nibbailaime, où est cachée Génauva !
Aristide, qui n'avait pas la moindre idée de l'incident dont parlait Zacque, alla chercher de l'eau dans la cuisine de son misérable logis. Quand il revint pour soigner Eugénie, il vit que Zacque l'avait déjà attachée sur une chaise, ficelée comme un filet de viande et bâillonnée.
Zacque donna une claque à l'étudiante.
- Tu vas parler, salope !
- Comment veux-tu qu'elle parle, avec ce bâillon ! dit Aristide.
Il posa un linge mouillé sur le front d'Eugénie. Trop tard, il s'aperçut qu'il s'agissait des chaussettes de Zacque. La réaction de la captive fut immédiate ; une ruade formidable, comme si on lui avait versé le contenu de toute une bouteille de vinaigre dans le nez.
- Là , elle va nous dire ce qu'elle sait ! jubila Zacque.
Il arracha le bâillon ; Eugénie toussa comme si elle avait été asphyxiée(ce qui était le cas).
- Vous avez pété un boulon, ou quoi ?
- Excuse Zacque... fit Aristide. Eugénie, nous sommes vraiment désolés...
- Non, nous ne le sommes pas, coupa Zacque.
Le jeune homme se pencha en avant, soufflant son haleine dans la figure d'Eugénie.
- Je vais t'expliquer, ma petite. Je suis recherché par Chinrat ; je connais beaucoup trop de choses, ça ne leur fait pas plaisir qu'un trouffion comme moi détienne tant de secrets. Alors...
- Mais que comptes-tu obtenir comme ça, mon gars ? répliqua Eugénie. Je ne peux pas te fournir des passeports, ce qui serait de toute façon inutile puisque les frontières sont abolies depuis la Grande Guerre.
- De faux papiers... dit Zacque. Où puis-je m'en procurer ?
- Demande à quelqu'un des Taudis ! Et relâche-moi tout de suite !
- Je crois qu'elle a raison, hasarda Aristide. Je vais...
Le bras de Zacque fusa et cala sa main sous le menton d'Aristide. Il exerça une légère pression sur sa gorge.
- Tu restes là ! Aristide, Eugénie, je ne veux pas grand-chose : juste survivre, le plus élémentaire des droits. Pour la Corporation Chinrat, je suis un terroriste.
- Gne non... gémit Aristide. Zacque...
- Ta gueule ! Tout ce que je veux, c'est m'en tirer. Que cela soit clair : je suis, ou j'étais, un SOLDAT de première classe, surentraîné. Je peux vous tuer tous les deux avec le petit doigt. Je sais casser des nuques à la vitesse de l'éclair.
Aristide commençait à s'énerver. Il avait hébergé cet individu qui ne faisait que le menacer, jeter ses chaussettes sur de bonnes baguettes de pain, poser ses pieds nus sur son costume tout neuf d'étudiant... Mais le pire, là -dedans, c'est qu'il avait la sensation que Zacque pourrait parfaitement mettre ses menaces à exécution. C'était une bête aux abois, et elle était prête à mordre, à griffer, à déchiqueter toute chair, toute vie. L'étudiant commençait à sentir la révolte battre la mesure dans sa cage thoracique. Mais quelque chose de simple et d'absolu, sans doute l'instinct de survie, lui soufflait qu'il ferait mieux de ne pas jouer au con.
- Que dois-je faire ? demanda-t-il.
- Amène ta télévision ! ordonna Zacque. Tu en as sûrement une, Aristide, n'est-ce-pas ? Tous les bons citoyens de Chinrat ingurgitent leur portion quotidienne de débilités, pour achever l'opération de lobotomie... C'est malheureux, mais la télévision fait partie des meilleures armes d'un gouvernement, et ils n'ont même pas besoin de la contrôler pour faire en sorte qu'elle abrutisse le monde.
Soumis, Aristide alla chercher son petit poste portatif dans un recoin de la minuscule cuisine. Au passage, il s'érafla l'épaule contre le mur jauni, faisant s'effriter quelques plaques de plâtre. La télévision était lourde, mais sous le regard assassin de Zacque, il l'aurait porté jusqu'à Midihîle, si on le lui avait demandé.
Il posa le poste à terre, près de son " hôte " et de la chaise où était attachée Eugénie Rouault.
- Dépêche ! fit Zacque. Mets la huitième chaîne !
Aristide brancha la télévision et trifouilla un peu les boutons pour changer de chaîne. Canal 8, Télé Chinrat.
" Si vous voyez cet homme, enfuyez-vous le plus vite possible. "
Aristide ne pouvait qu'approuver : le portrait-robot qui s'affichait à l'écran était celui de Zacque.
" Recherché et dangereux. Zacque était membre du SOLDAT avant de devenir un traître à la cause de Chinrat. C'est à présent un terroriste. Un commando de soldats de métier pensait l'avoir tué, mais lorsque nos services spécialisés sont intervenus pour dégager le corps, ils ne le trouvèrent point. Il n'y avait pas d'empreintes de Canines de Calmeville aux alentours." "
- Ces informations sont des mensonges, dit Zacque. Je ne suis pas un terroriste ; je tiens à ce que vous le sachiez. J'ai découvert plusieurs des sordides combines de Chinrat, et à présent, ils en ont après moi.
" Nos hommes ont entamé les recherches dans les Taudis de Midigare." "
Le visage concerné de la présentatrice apparut sur l'écran.
" Et maintenant, un flash spécial d'information : une bombe a explosé sur la Plaque. Les fidèles employés de Chinrat ont reçu ce cube vidéo." "
Les images changèrent. A présent, des parasites troublaient la vision ; ils étaient sans doute inhérents à la copie d'origine, filmée avec une caméra bon marché. Dans une pièce minable, où était accroché sur le mur un poster où l'on voyait le losange rouge de Chinrat barré par une croix noire, un homme dépenaillé parlait face à l'objectif. Derrière lui, une vingtaine de guerriers.
" Je suis Gonzague de Lazirac. Dans le temps, j'étais un homme noble. Aujourd'hui, je suis une proie. Mais je veux que vous sachiez... Vous, les bons citoyens, vous qui vous terrez dans vos maisons chauffées à la Fabricato, vous qui acceptez sans un mot la dictature sanglante de Chinrat parce qu'elle n'affecte pas votre vie à vous, qu'elle la rend même plus agréable, il faut que vous sachiez ! Que vous compreniez tous... Moi, Lazirac, j'ai mis cette bombe dans une poubelle à Midigare. A cause de moi, des gens sont morts ! Et j'en suis fier ! "
- Ce gars est complètement taré, dit Eugénie.
" Oui, j'en suis fier ! " poursuivait l'homme à l'écran. " Vous avez massacré ma famille et celles de mes voisins. Vous baignez dans le sang de mes aïeux et dans celui de mes enfants, vous vous en gorgez ! Je n'indiquerai pas l'endroit d'où je viens, vous risqueriez d'en massacrer les survivants. Sachez seulement que c'est Chinrat qui a créé le monstre que je suis maintenant ! "
Gonzague de Lazirac mit sa main sur sa poitrine.
" Pas d'Energie Fabricato pour m'exhorter au combat. Pas de prothèses bioniques. Pas de drogues censées me soutenir. Rien que moi ! Ma souffrance ! Ma volonté de me battre ! Moi... et mes hommes... nous hurlons notre colère à la face du monde. Nous jurons de renverser la Corporation Chinrat ! Président Chinrat, " Vice " -Président Ruffian Junior Chinrat, Martin Haidaiguerre, Chef du Maintien de l'Ordre Public, Professeur Eaujaune, Tseingue, Commandant des Turks, Alphonse Dupilon, Dirigeant du SOLDAT, Scarlette, attachée de presse, Rêve, architecte de Midigare et Palmeure, responsable du budget... Vous nous avez tout pris ! Tout, sauf notre rage de vaincre, de nous battre ! Oui, sachez, sachez tous que désormais les riches vivront dans la terreur ! Les oppressés se vengent du mal qui les ronge ! "
- Ce Lazirac m'a tout l'air de vouloir faire une révolution à lui tout seul, commenta Aristide.
- C'est bien, approuva Zacque. Il a compris que c'était des monstres qui se cachaient derrière les bonnes intentions de la Corporation Chinrat.
- Mais vous étiez un SOLDAT, non ? demanda Eugénie, toujours ficelée. Zacque, qu'est-ce qui vous a décidé à devenir comme ça ?
Drapé dans son mutisme, Zacque alla éteindre la télévision.
- J'ai vu les crocs sous le masque, dit-il. Il est temps pour moi de vous narrer ce qui s'est passé à Nibbailaime? Ca fera toujours deux personnes de plus au courant. De toute façon, vous avez été en contact avec moi ; si Chinrat vous trouve, ils vous exécuteront. Autant que vous ne mouriez pas idiots.
- Alors, raconte-nous, fit Aristide.
- Pas maintenant. Nous devons nous enfuir.
Aristide déglutit. Il craignait d'avoir très bien compris. Mais j'ai des études en cours ! voulut-il protester. Je désire devenir un brillant avocat ! Cependant, outre le doute qui commençait à s'insinuer en lui concernant les bonnes intentions (en français dans le texte) de la Société Fabricato Chinrat, il essayait de réprimer un certain sentiment de sympathie pour Zacque, ce malheureux dément qui croyait que le monde entier était contre lui. Mais avec toutes les bêtes sauvages qui parcouraient ces contrées, sortir la nuit était-il vraiment sûr ?
Zacque ouvrit la porte. On aurait dit qu'elle donnait sur un puits. La cage d'escalier, dans la nuit noire, semblait aussi ténébreuse que la gueule de l'enfer. Puis le SOLDAT détacha Eugénie de sa chaise.
- Si tu es une espionne de Chinrat, je te ferai sauter la carotide avec mes dents ! promit-il.
Sans dire un mot, l'étudiante acquiesça. Elle remit sa chemise, et ils partirent, forcés par un membre du SOLDAT psychotique à quitter Calmeville. Zacque insista pour qu'ils courent dans l'escalier, et ils ne cessèrent pas de foncer une fois sortis sous la voûte étoilée. Le jeune homme ne les autorisa à ralentir le pas qu'une fois sortis de Calmeville.
- Les Canines de Calmeville rôdent à cette heure, fit-il. Mais nos amis les loups ne devraient pas approcher un groupe d'humains en bonne santé.
- Et s'ils le font ? cracha Eugénie.
- Eh bien... Outre le fait que je sois grand et fort, ils devraient avoir du mal à mordre quand je leur aurai arraché les mâchoires.
Aristide, déprimé par cette dernière affirmation, repartit. Ils lui emboîtèrent le pas. Aucun d'entre eux ne savait exactement où ils allaient. Et cela importait peu ; Zacque entendit des rafales d'armes à feu venant de Calmeville. Les troupes de Chinrat les avaient manqués de peu.
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