Au bout du fil
?M. Hudson, j?ai un appel extérieur pour vous, en provenance d?un extracteur.
?Je ne prends pas d?appels d?extracteurs, Sophie, renvoyez-le au standard.
?Monsieur, il dit vous connaître personnellement, c?est un certain Sylvain.
?Bon, transmettez-moi ça.
Hudson soupira et se frotta les yeux rougis par les écrans. Devant-lui, la surface sombre scintilla avant qu?une image n?apparaisse, hésitante et instable. Un Sylvain amaigri et à la barbe mal entretenue y apparaissait sur fond de neige électronique.
« Okay Sylvain.... Dis-moi ce qui ne va pas.
?Comme si tu le savais pas !
?J?ai pas le temps de jouer à ça... Le boulot est déjà assez dur.
?Moi non plus. J?ai plus que deux heures, pour te parler.
?Et tu ne l?aurais pas fait plus tôt ?
?Je réfléchissais. Bon écoute moi-bien, cette fois.
?Un instant.
Hudson inactiva le vidéophone et appela la secrétaire. Avant qu?il ne parle, il entendit la voix de Sophie résonner dans l?étroit habitacle.
?Il dit vrai monsieur, sa fenêtre de communication se termine dans 118 minutes.
?Pour combien de temps ?
?Deux cents heures. Ho, et sa fenêtre avait débuté il y a... deux jours.
?Je vois. Merci, Sophie, pouvez-vous nous laisser ?
Il n?attendit pas la réponse et rappuya d?un geste las sur le clavier du vidéophone. Sylvain le fixait avec des yeux injectés de sang.
?C?est bon, on peut enfin parler ?
?On peut toujours, Sylvain, on peut toujours... Qu?est-ce qui ne va pas ? Ton crabe a de mauvaises trépidations ? Tu as fini ton stock de café ?
?Je ne peux plus le sentir, le crabe. Tu comprends ? Est-ce que tu comprends ça ?
?Ecoute, Sylvain, tu n?es pas seul dans ton crabe, il y a tous les autres aussi. Et moi, et les autres, nous sommes tous coincés ici, sur l?Alchimiste.
?Non ! Je suis coincé, moi, dans ce foutu crabe ! Toi tu fais des jolis rond autour du soleil, et moi, moi je suis coincé sur un putain de caillou. Tu peux piger ça, quand même ?
?Tu es où en ce moment.
?XR-75-S2. Ou S3. On en a rien à foutre. C?est un putain de caillou ! Tu vois, je regarde dehors, et tu sais ce que je vois ?
?Ton caillou.
?Mon caillou. Et plus loin, tu sais ce que je vois ? D?autres cailloux. Des gros, des petits, des putains de cailloux grisâtres.
?On appelle ça une ceinture d?astéroïdes, Sylvain. Il n?y a vraiment rien de nouveau. C?est vraiment pour ça que tu m?appelles, aujourd?hui ?
?Et tu sais ce que j?y fais sur mon caillou ?
?Tu pilotes le crabe. Et tu es payé pour ça. Et pas qu?un peu.
?Je le pilote, moi ? Ho, mais bien sûr, monsieur s?imagine que c?est un grand job, ça, pilote de crabe spatial. Un truc genre pilote de chasse, ou je sais pas quoi. Non, non, non ! Quand l?ordi dit qu?on doit y aller, tu sais ce que je fais ?
?Je ne sais pas, Sylvain.
?J?appuie sur un putain de bouton, et hop, voilà le crabe qui lâche son rocher et part à la recherche d?un autre. Et voilà , il est beau le pilote !
?Tu peux le faire en manuel. D?ailleurs je crois que tu as un entraînement obligatoire.
?Ha oui ? Ben désolé, mais quand tu as fais dix fois le tour de ton caillou en remuant les grosses pattes de ton engin, tu trouves ça vachement moins excitant, en fait. Whaou, je fais des tours de crabe sur mon caillou, et je suis super bien payé pour ça !
?Okay... mais bon, tu dois bien l?entretenir, non ?
?Ah, ça, ils se sont pas plantés chez Sparcelor ! Je passe ma putain de vie à le retaper, leur engin de merde. Et que j?ai des pertes de pressions, et que je vibre, et que le hangar se grippe...
?Bon, tu as de quoi t?occuper, alors. Tu aimes ça, réparer ce genre de truc, non ? Et dans un engin spatial, en plus. Je me souviens que tu nous racontais que tu en avais rêvé étant petit, lors de nos rencontres.
?Je rêvais de bosser sur un vaisseau spatial. Pas un pelleteuse spatiale de mes deux accrochée à des cailloux ! Tu te vois, toi, vivre sur un puceron ?
?Puceron ? Ecoute sylvain, je...
?Un gros puceron métallique, accroché à un caillou qu?il suce lentement. Comme une de ces friandises au chocolat, tu vois ? Il creuse et fouille je sais pas quoi, et moi je vérifie que ses petits intestins vont bien, au puceron. Et tous ça pour chercher un peu de poussière rare.
?Hors de prix, Sylvain. Bon écoute, tu en es où dans ton programme ?
?J?ai rempli la moitié du réservoir.
?Et bien voilà ! Tu finis ça, et on se retrouve sur l?Alchimiste, à discuter tranquillement autour de la piscine.
?Ha, ouais ? Et dans combien de temps ? On m?envoie dans des coins pourris, moi ! Encore un mois à faire le guignol dans mon puceron en attendant qu?il se remplisse la panse.
?On peut pas se rejoindre comme, ça, Sylvain. Ton énergie est précieuse.
?Et mon cul, il est précieux ? J?en ai marre, putain ! Je veux que tu me sortes de là ... J?en ai marre de mater des holofilms de merde ! Pourquoi vous nous laissez pas en chercher d?autres ?
Hudson sentait déjà la fatigue envahir sa nuque. Il tenta de la masser d?une main tout en se concentrant sur la présence lointaine mais insistante de pilote.
?Tu sais bien, que depuis les affaires de piratage, le réseau n?est plus aussi libre que ça. Certains avaient un peu trop déconné, Sylvain. Et quand un programme a fini par couper le chauffage d?un des crabes...
?Toujours à sur réagir la direction. Il suffit d?être un peu prudent, non ?
?Ecoute, ce n?est pas toi qui a retrouvé les pilotes raides de froid dans leur engin, Sylvain. Alors cesse de prendre tes désirs pour des réalités.
?Ouais, c?est pas ce qu?on nous avait dit, en entrant. Tu oserais dire le contraire ?
?Non... je le reconnais.
?Et moi je me retrouve avec juste des films de merde.
?...
?Si je pouvais parler à quelqu?un au moins. Je sais pas, moi, juste un « bonjour », « bonsoir », « tiens regarde le soleil a une drôle de couleur ce soir... »
?Sylvain...
?On pourrait faire la bouffe à tour de rôle, rire ensemble quand le crabe rate un atterrissage, je sais pas moi... chanter, chialer...
?Sylvain ! Tu as fini par boxer ton dernier collègue ! Et je t?entends encore : « Moi je suis fait pour bosser en solo, et les autres pilotes de crabes c?est des cons, non, franchement, laissez moi avec un peu de musique, mes films, et vous allez voir ce que fais un vrai pilote de crabe ! » Et puis tu parlais de la prime de solo, de ton besoin d?un petit nid douillet, et cetera... Tu ne te ficherais pas de moi, Sylvain ?
?Ok, ok, j?ai eu tort. Mais il était con, quand même. Tu l?as même reconnu devant le DRH, tu te souviens ? Il gâchait les meilleures rations, et puis sa musique de merde, je pouvais...
?Sylvain.
Hudson fut presque surpris de voir le visage grésillant cesser ses simagrées. Il entendit son souffle résonner dans le bureau, lent et sourd. Les chiffres d?un vert brillant affichés au dessus de son siège lui firent reprendre conscience du temps.
« Tu m?as donné d?excellentes raisons pour tenter l?aventure seul, ce coup-ci. Ou du moins tu avais réussi à me les faire passer pour excellentes. Je serais bien tenté de te monter un binôme pour la prochaine saison, mais je ne peux m?empêcher d?avoir un sentiment contre ceci.
?Et quel sentiment, je t?en prie ? Je sais pas si tu vois où j?en suis, là . Non, bien sûr, pas derrière ton écran scintillant. Tu peux juste deviner... cette merde.
?Le sentiment de passer une fois de plus pour un con, Sylvain. Un con prêt à te laisser bousiller le moral d?un autre môme.
?Tu gères pas une garderie. C?est ta foutue poudre qui t?importe vraiment.
?Oui, ma foutue poudre, et ce foutu vaisseau et ses foutus soixante membres d?équipage ! Sylvain, mais à quoi tu penses à aller pleurnicher dans ton bout de ferraille ? Qu?ils sont pas des dizaines à faire des petits tours près de la ceinture ? Qu?ils font du tourisme spatial ?
?...
?Je pense que t?as besoin d?un peu de temps pour réfléchir. Avoir les idées plus claires.
?Tu veux me raccrocher au nez, hein ? Suffit d?attendre un peu et hop, plus de Sylvain, parti le Sylvain, dans la zone d?ombre !
?Ne crois pas ça.
?Mais oui, mais oui... Mais tu sais pas ce que c?est un crabe, toi, non, toi tu sais ce qu?est une vaisseau forge, mais un crabe, non. Tu sais ce que j?y fais, moi ? J?y vis, j?y bouffe, j?y dort, j?y chie...
?Ecoute, je fais pareil, ici. Ils font pareil dans leurs apparts, sur terre.
?Ha non, non ! Moi je respire, mon air, oui, celui que j?ai expiré un peu plus tôt. Et je bois, tu sais quoi ? Je bois ma pisse. Un peu plus propre quand même. Et malgré tout ce que tu dis, je suis sûr que vous faîtes bouffer ma merde.
?On est forcés, Sylvain on peut pas emporter tout ce qu?on voudrait. Et ici, aussi sur l?alchimiste, on..
?T?as rien compris. Tu bouffe peut être de la merde, mais la merde des autres, tu vois ? Moi je suis sûr que je bouffe ma merde à moi. Et que je bois ma pisse. De l?autophagie si tu veux, tu vois je passe des semaines à me bouffer moi-même !
?Pour l?eau je veux bien, Sylvain, mais arrête de te prendre la tête avec ta bouffe. Elle est pré conditionnée.
?Et qui me dis qu?on l?a pas faite avec mes merdes précédentes ? Je suis bien forcé de les garder avec moi !
?Les plantes de l?Alchimiste en ont besoin. Et puis assez, sylvain, tu nous vois gâcher des litres d?air juste pour envoyer tes résidus faire un petit tour dehors ? C?est pas ton corps qui tourne en rond, là , non, non, c?est plutôt ton esprit qui sort plus de sa boîte, là et il commence à pourrir sur place.
?Comme si vous laissiez le choix. Je dois rentrer, c?est clair. Je peux pas continuer.
Il sentit que le moment était venu de poser sur la table le sujet qui fâche. Hudson cala doucement son menton sur les avants bras avant de dévisager le pilote.
?Et tu vas payer le retour ?
?Salaud.
?Fais pas semblant de le découvrir, s?il te plaît. On est plus des gamins, maintenant. Tu sais que quoi que tu puisses en penser ta carcasse nous coûtera toujours moins cher la-haut que le moindre retour. Il te reste encore une année, Sylvain.
?Je veux rentrer. Je vais revenir à bord de ce putain d?Alchimiste et tu vas me faire rentrer.
?Tu as signé, Sylvain, comme tous les autres. Prime de séjour spatial et congés rassemblés en séjour terrestre tous les trois ans. On ne peut pas te ramener comme ça, Sylvain. Je suis désolé.
?C?est bientôt Noël...
?Je sais. Tu pourras faire la fête une fois de retour à l?Alchimiste. Je peux m?arranger pour que tu reviennes lorsque notre orbite nous emmènera au plus près, ça réduira un peu ta saison.
?Tu me demandes de choisir entre purgatoire et enfer.
?Tu es en forme ce soir. On ne veut plus se la jouer asocial ? « Laisse-moi seul face aux étoiles, à composer des vers », c?est pas de toi, si ? Tu n?es plus le même...
?Je ne peux pas penser à ta place. Les étoiles sont mortes, vues du crabe. Dans cet endroit sans atmosphère, elles restent immobiles et froides. Quand je pense au spectacle vu de la terre... de toute façon voir de petits grains de lumière à travers des hublots sales, ce n?est pas ce que j?appelle de la poésie.
?Tu te sens bridé ?
?Oui. Je ne sais pas qui peut occuper un tel poste, mais pas quelqu?un comme moi. Mon potentiel..
?Tu n?es pas dans un taxi de l?espace. Il faut comprendre, et comprendre sur le fond, comment fonctionne tout ce bazar si on espère y opérer un petit moment. Pas besoin d?un spécialiste, mais d?un gars comme toi, capable d?agir et d?agir en toute intelligence. Et puis...
?Et puis ?
?Et puis, moi, j?estime qu?il faut d?autres qualités pour ce genre de travail. Un simple technicien ou un ingénieur seraient plus ou moins à l?aise avec cet environnement. Mais pour y vivre, il faut des gens qui aient le virus de l?espace.
?Le virus ? Aimer l?espace ? Pour ce qu?on y vit réellement...
?Bien davantage. Des gens qui se méfient des autres, et qui portent et pensent porter longtemps tous ces appareils dans leur c?ur, cette aventure, à défaut d?amis ou de famille. Je pensais que ça te conviendrait de vivre avec nous, avec les crabes et l?Alchimiste, plus loin du reste de l?humanité que quiconque. Mais maintenant, je crois que je me suis trompé.
?Et tu m?en rejette la faute. Après tout, c?étaient bien vos tests qui devaient déterminer si j?étais bon pour le service. Des tests que toi, tu as menés en partie.
?Si tu arrives à te mentir à toi-même, comment peut-on te comprendre, tests ou non ? Tout cet enthousiasme que tu as pu déployer en nous contactant devrait te donner la nausée, si n?avais ne serait-ce qu?un peu d?honnêteté.
?Si cet endroit invitait à la sérénité, ce serait bien plus facile...
?Que veux-tu dire ?
?On entend rien dans l?espace. Mais dans ces engins, on vit dans un bruit perpétuel. Le matériel d?extraction, les circuits de puissances, le système d?aération... Je ne mentais en parlant des entrailles du crabe. Je suis coincé dedans pendant qu?il broute ses cailloux !
?C?est le prix de la robustesse. Les gars à qui ont a confié les crabes ont voulu faire du solide. Désolé si ce n?est pas à ton goût. Et puis, ça rappelle un peu les temps héroïques, non ? Tu voudrais te coucher chaque soir en ne sachant pas si tu te réveilleras le lendemain ?
?La mort ou la folie, en somme.
?Comme je dis, tu es poète ce soir... un bien triste petit bonhomme perdu dans l?espace.
?je devrais me droguer, comme ils le faisaient. J?ouvrirai mon esprit au cosmos, même si le cosmos est rempli de petits rochers.
?Fais pas de conneries, Sylvain.
?Hé, tu voulais pas que je te fiche la paix ?
?Comme tu veux. On passera te prendre sur l?Alchimiste, à notre apogée. Mais n?espère pas échapper à une sérieuse discussion. Et j?ai peur que ce ne soit pas qu?en ma seule présence.
Hudson sursauta en entendant le rire grêle de Sylvain, métallisé par la resynthèse de voix.
?La bonne affaire ! Vous allez me virer ? Me renvoyer vivre vraiment ?
?Ils te tiennent toujours, que veux-tu. Tu ne peux pas partir avant la fin, sans payer très cher. Si tu te débrouilles pour te faire renvoyer, ils te feraient payer cher le prix du voyage, crois-moi.
?« Ils » ? Vraiment, tu es un ange au milieu des loups, mon vieux !
?Je te préfère comme ça.
?Ha, oui ? Je me marre bien, là . Je devrais lâcher un peu d?oxygène de plus dans la cabine, histoire de planer un peu. Tu sais le cosmos, et tout...
?Sylvain.
?T?es coincé. Ils sont coincés. Tu peux pas m?infliger pire que ce que je fais, là . Retiens-moi sur l?Alchimiste.
?T?en a vraiment rien à foutre de ta vie sur terre ?
?Je ne m?en souviens même plus. Et toi, comment fais-tu, hein ? Ca te fait pas de petits trucs dans la tête, de rester dans ton usine volante, à faire de grands tours autour du soleil ?
?Je vois ça comme une mission. Je ne perds pas le Nord.
?Foutaises !
?Je vais raccrocher, Sylvain. Il faut que tu réfléchisses un peu, seul.
?C?est à toi de le faire. Je vais te laisser.
?Attends, c?est pas des conneries ?
Malgré les défauts du transmetteur, il parvint à déceler une pointe d?angoisse non feinte dans sa voix. Mais reculer aurait été plus dangereux qu?autre chose.
?Non, c?est tout réfléchi. Tu vas réfléchir doucement et on en parle.
?Tu vas me laisser tomber, comme ça ? Tu vas juste attendre que la fenêtre soit finie, enfoiré ! Facile, hein de ne plus avoir ce con de sylvain en ligne pendant dix jours !
?Non, c?est toi qui va choisir ou non de rappeler. Et je pense que tu ne le feras pas.
?Tu penses ?
?Je pense que tu vas comprendre que tu n?es plus un enfant. Et qu?on va négocier tranquillement la suite à ton retour. Tu vas chercher doucement dans ta musique et tes holofilms quelque chose de moins merdique et te calmer, d?accord ?
?Salaud...
?Je te laisse, Sylvain. Et joyeux Noël !
Sylvain demeura quelque instant face à sa dernière fenêtre sur le monde, à présent éteinte. L?absence de bruit le réveilla soudain. D?un geste rendu fluide par la routine, il se pencha vers le panneau de contrôle de l?air. Ses longs doigts frôlèrent les touches, et s?arrêtèrent devant celle marquée O2. Il l?abandonna en haussant les épaules et se dirigea vers le hublot, qu?il essuya d?un revers de manche. Une lumière rasante et dure révélaient quelques cratères sur le bout de rocher qui se dressait devant lui. Il souffla sur la surface transparente, et tenta de dessiner un sapin du doigt, avant que la buée de s?en aille.
Son regard se posa sur le sas de sortie. Et pourquoi pas une petite promenade sous le ciel étoilé ?
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