Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) est un auteur étasunien qui a réinventé la littérature d'épouvante, en créant son propre style : l'inconnu et ce qu'il recèle, ce qu'on ne peut appréhender ou comprendre, qui est étranger à notre conception du monde et à notre façon de penser, d'agir... Malgré mon anglophobie très prononcée, je trouve que le terme "alien" exprime mieux que sa traduction littérale "étranger" ce que je veux dire : quelque chose de fondamentalement distinct et autre, que l'on peut ressentir viscéralement et empathiquement comme différent de nous et définitivement étranger à nous.
"Nous vivons sur de placides îlots d'ignorance perdus au milieu des noirs océans de l'infini, et nous n'avons pas été destiné à nous en éloigner. [...] Le jour viendra où l'assemblage de connaissances dissociées nous ouvrira de terrifiantes perspectives sur la réalité... et ces révélations nous rendrons fous."
L'Homme est anecdotique ; c'est une forme de vie faible tant de corps que d'esprit, incapable de comprendre le monde qui l'entoure sans que sa fragile psyché n'en soit irrémédiablement bouleversée, pour la bonne et simple raison qu'il est insignifiant ; en prendre conscience, c'est réaliser être moins qu'un insecte parmi des dieux, et savoir qu'on ne pourra rien y changer. La science est la pire amie qu'il puisse avoir, car dans bien des cas elle sera l'outil qui lui fera découvrir son insignifiance sans pour autant lui permettre le moins du monde d'y remédier. L'obscurantisme et l'ignorance sont les seuls refuges où l'Homme, à défaut de s'épanouir, puisse préserver sa précaire santé mentale ; "heureux les simples d'esprits", on ne saurait dire mieux.
Tels sont les thèmes fondamentaux de l'univers de H. P. Lovecraft : notre planète, et l'univers tout entier, recèlent et reposent sur des vérités que nous ne pouvons approcher sans sombrer dans la folie, et des formes de vie vaquent à leurs occupations bien au-dessus de nos faibles niveaux d'existence et de perception. Dans le meilleur des cas, elles nous ignorent, de la même manière que nous ignorons le ver de terre qui rampe dans le sol de notre jardin ; dans la plupart des cas, pour des raisons qui échappent à nos mécanismes de pensée, elles choisissent de nous nuire. Par cruauté ? Par amoralité ? Par appétit ? Leurs motifs nous échappent irrémédiablement, et nous sommes bien impuissants face à elles, ce qui n'est pas pour arranger l'état mental de ceux qui sont confrontés à elles.
Dans L'Appel de Cthulhu, nous sommes invités à interpréter ces malheureux qui sont confrontés aux forces qui nous dépassent. Dès le premier scénario, nous quittons la bienheureuse ignorance qui nous berçait et protégeait notre esprit débile, pour avancer dans l'obscurité.
Les Investigateurs, ainsi qu'on nomme les personnages des joueurs, risqueront leurs vies, et surtout leur santé mentale, dans des efforts désespérés pour appréhender des phénomènes qui dépassent l'Homme et tenter de l'en protéger, sans pouvoir espérer la moindre forme de reconnaissance des leurs.
Les Investigateurs devront faire montre d'une résistance morale et physique à toute épreuve, et prier pour que la chance soit de leur côté, pour pouvoir espérer survivre tant de corps que d'esprit à leurs enquêtes ; mais même la détermination le plus solide se brisera lorsqu'ils finiront par réaliser que les victoires qu'ils croyaient avoir remportées étaient, à l'image de leur espèce, anecdotique et dénuées de répercussions. Car "les lois, les intérêts et les émotions de l'Humanité n'ont aucune valeur, ni même aucun sens, à l'échelle cosmique."
"Les Grands Anciens furent, sont et seront."
L'Appel de Cthulhu se joue dans notre monde, et a trois époques de référence :
- "Cthulhu by Gas Light", du nom du principal supplément paru pour cette période : il s'agit de la dernière décennie du XIXe siècle, dans l'Angleterre Victorienne ;
- les années 20 dans la Nouvelle Angleterre, cadre de prédilection de la majorité des amateurs de L'Appel de Cthulhu, à la fois parce qu'il s'agit de la période qui a bénéficié de la majorité des suppléments et surtout parce que c'est la plus "lovecraftienne", dans le sens où c'est celle où l'auteur fondateur a situé l'écrasante majorité de ses récits ;
- la période moderne (années 1990 et au-delà ).
Dans tous les cas, nous avons le même système de jeu, le système Chaosium. Le personnage est défini par des caractéristiques qui lui servent de squelette (la Force, la Constitution, l'Intelligence, etc.) qui sont définies par un jet de 3D6 additionnés ; et les compétences, ceux que sait faire le personnage, qui sont des pourcentages. Généralement, ce sont les compétences qui sont sollicitées.
Un élément primordial pour un Investigateur est sa précieuse Santé Mentale. Elle est gérée sous trois aspects distincts.
La SANté Mentale est une caractéristique un peu spéciale qui indique la lucidité naturelle du personnage ainsi que sa stabilité émotionnelle. Elle est fixée une fois pour toutes à la création et ne changera jamais.
Les points de Santé Mentale sont en général très fluctuants ; ils sont à la création égaux à la SANté Mentale, et ne peuvent jamais la dépasser. L'Investigateur en perdra au fur et à mesure qu'il sera confronté aux choses qui hantent le monde au-delà de la perception humaine et que des vérités inconcevables lui seront révélées. Il pourra en regagner grâce à des traitements psychiatriques principalement... à moins qu'ils n'aggravent sa situation.
En dernier, un score un peu spécial, "99-Mythe de Cthulhu". "Mythe de Cthulhu" est la compétence qui représente l'avancement de l'Investigateur dans la découverte des effroyables mystères ignorés - et qui devraient le rester - des Hommes. En développant cette compétence, l'Investigateur érode irrémédiablement sa psyché ; c'est la seconde limite, avec la SANté Mentale, au maximum de ses points de Santé Mentale.
Toujours sur la question de la Santé Mentale, L'Appel de Cthulhu contient des règles complètes pour gérer l'apparition de folies temporaires (dont un Investigateur peut espérer assez facilement se débarasser... s'il survit aux événements qui en provoquent l'apparition) et de folies à durée indéterminée, qui nécessiteront des séjours prolongés dans de bons sanatoriums pour espérer recouvrer un tant soit peu de lucidité.
Pour résumer, L'Appel de Cthulhu est fondamentalement dédié à la mise en scène d'une épouvante très éloignée des gerbes de sang et autres clichés ; "de toutes les émotions humaines, la peur est la plus ancienne, et de toutes les peurs, celle de l'inconnu est la plus forte", voilà la clef des mécanismes narratifs de Lovecraft et donc des mécanismes scénaristiques de ce jdr.
L'Appel de Cthulhu fait donc la part belle à l'ambiance, à l'interprétation, à l'enquête... Quand on sait que sa première édition date de 1981, époque où il ne venait à l'esprit de personne de remettre en cause le style D&D et de pointer du doigt sa pauvresse, on comprend que l'AdC ait fait figure d'OVNI ; ainsi lancé, son succès a perduré - je possède la cinquième édition et il me semble qu'actuellement, si vous le cherchez vous tomberez sur la septième.
Ajoutons qu'il possède une gamme extraordinairement étendue, principalement des scénarios ou receuil de scénarios, et quelques descriptions de cadres lovecraftiens, à savoir des lieux de la Nouvelle Angleterre où l'auteur fondateur a situé ses récits.
Enfin, l'une des campagnes mythiques de l'Histoire du jeu de rôle, "Les Masques de Nyarlathotep", est sienne.
Bref, un excellent jeu de rôle propice à de bonnes petites soirées d'épouvante entre amis...
_________________ Il est facile de distinguer les jours où je suis de bonne humeur de ceux où je suis de mauvaise humeur : les premiers, je me définis comme obscurantiste et professe que l'Humanité a désespérément besoin d'être ramenée au niveau technologique d'il y a trois siècles ; les autres, je me définis comme nihiliste et professe que le meilleur avenir auquel l'Humanité puisse aspirer, c'est une extinction sans douleur.
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