Pour le plaisir, un petit extrait de Le malaise dans la civilisation, qui est la précédente traduction de Le malaise dans la culture. Cet extrait parle du conseil paradoxal religieux, et qui découle (voir suite de l'essai, si vous l'avez) d'une nécessité pour la culture(/civilisation) humaine: « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ».
Sigmund Freud a écrit:
Or, parmi les exigences idéales de la société civilisée, il en est une qui peut, ici, nous mettre sur la voie. « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », nous dit-elle. Célèbre dans le monde entier, cette maxime est plus vieille à coup sûr que le christianisme, qui s'en est pourtant emparé comme du décret dont il avait lieu de s'estimer le plus fier. Mais elle n'est certainement pas très ancienne. A des époques déjà historiques, elle était encore étrangère aux hommes. Mais adoptons à son égard une attitude naïve comme si nous l'entendions pour la première fois ; nous ne pouvons alors nous défendre d'un sentiment de surprise devant son étrangeté. Pourquoi serait-ce là notre devoir? Quel secours y trouverions nous? Et surtout, comment arriver à l'accomplir ? Comment cela nous serait-il possible ? Mon amour est à mon regard chose infiniment précieuse que je n'ai pas le droit de gaspiller sans en rendre compte. Il m'impose des devoirs que je dois pouvoir m'acquitter au prix de sacrifices. Si j'aime un autre être, il doit le mériter à un titre quelconque. (J'écarte ici deux relations qui n'entrent pas en ligne de compte dans l'amour pour son prochain : l'une fondée sur les services qu'il peut me rendre, l'autre sur son importance possible en tant qu'objet sexuel.) Il mérite mon amour lorsque par des aspects importants il me ressemble à tel point que je puisse en lui m'aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement plus parfait que moi qu'il m'offre la possibilité d'aimer en lui mon propre idéal ; je dois l'aimer s'il est le fils de mon ami, car la douleur d'un ami, s'il arrivait malheur à son fils, serait aussi la mienne ; je devrais la partager. En revanche, s'il m'est inconnu, s'il ne m'attire par aucune qualité personnelle et n'a encore joué aucun rôle dans ma vie affective, il m'est bien difficile d'avoir pour lui de l'affection. Ce faisant, je commettrais même une injustice, car tous les miens apprécient mon amour pour eux comme une préférence ; il serait injuste à leur égard d'accorder à un étranger la même faveur. Or, s'il doit partager les tendres sentiments que j'éprouve sensément pour l'univers tout entier, et cela uniquement parce que tel l'insecte, le ver de terre ou la couleuvre, il vit sur cette terre, j'ai grand-peur que seule une part infime d'amour émane de mon c?ur vers lui, et à coup sûr de ne pouvoir lui en accorder autant que la raison m'autorise à en retenir pour moi-même. A quoi bon cette entrée en scène si solennelle d'un précepte que, raisonnablement, on ne saurait conseiller à personne de suivre ?
En y regardant de plus près, j'aperçois plus de difficultés encore. Non seulement cet étranger n'est en général pas digne d'amour, mais, pour être sincère, je dois reconnaître qu'il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. Il ne paraît pas avoir pour moi la moindre affection ; il ne me témoigne pas le moindre égard. Quand cela lui est utile, il n'hésite pas à me nuire ; il ne se demande même pas si l'importance de son profit correspond à la grandeur du tort qu'il me cause. Pis encore : même sans profit, pourvu qu'il y trouve un plaisir quelconque, il ne se fait aucun scrupule de me railler, de m'offenser, de me calomnier, ne fût-ce que pour se prévaloir de la puissance dont il dispose contre moi. Et je peux m'attendre à ce comportement vis-à -vis de moi d'autant plus sûrement qu'il se sent plus sûr de lui et me considère comme plus faible et sans défense. S'il se comporte autrement, s'il a pour moi, sans me connaître, du respect et des ménagements, je suis alors tout prêt à lui rendre la pareille sans l'intervention d'aucun précepte. Certes, si ce sublime commandement était ainsi formulé : « Aime ton prochain comme il t'aime lui-même », je n'aurais alors rien à redire. Mais il est un second commandement qui me paraît plus inconcevable et déchaîne en moi une révolte plus vive encore. « Aime tes ennemis », nous dit-il. Mais, à la réflexion, j'ai tort de le récuser ainsi comme impliquant une prétention encore plus inadmissible que le premier. Au fond, il revient au même.
[note de l'auteur:Un grand poète peut se permettre d'exprimer, du moins sur le ton de la plaisanterie, des vérités psychologiques rigoureusement réprouvées. C'est ainsi que H. Heine nous l'avoue : « je suis l'être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d'un bon lit, d'une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres ; devant la porte quelques beaux arbres ; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu'il m'accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D'un c?ur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu'ils m'ont faites durant leur vie - certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu'ils soient pendus » (HEINE, Pensées et propos).]
Ici, je crois entendre s'élever une voix sublime : « C'est justement, me rappelle-t-elle, parce que ton prochain est indigne d'être aimé et qu'il est bien plutôt ton ennemi, que tu dois l'aimer comme toi-même. » Il s'agit là , je le comprends maintenant, d'un cas analogue au Credo quia absurdum.
(la suite est tout aussi capitale, mais je ne puis retranscrire le livre ^^)
C'est totalement par hasard que j'ai lu cet essai le surlendemain de mes propos sur ce forum ^^ . Le malaise dans la culture(/civilisation) est vu comme un livre dérangeant, d'où ce sentiment d'inhumanisation nécessaire au savoir, dont je parlais préalablement.
DN a écrit:
Je sais bien que la nature est neutre. Mais quitte à la "juger" à la manière d'Arbre, qui semble considérer la stabilité de l'écosystème et la poursuite de l'évolution de toutes les formes de vie au travers de la loi de la jungle comme une merveille et l'objectif vers lequel les êtres humains devraient tendre (???), je préfère l'assimiler au modèle "démoniaque", car il me semble que dans sa logique dépourvue de toute morale, elle serait davantage assimilable, d'un point de vue anthropomorphique, à une force maléfique
Comme face à Arkh, je me lève contre le terme "logique". 'Dans sa logique dépourvue de toute morale'? Non, la nature n'est pas seulement dépourvue de toute morale. La nature n'est tout simplement pas logique. C'est comme condamner le soleil lorsqu'il tue des enfants atteints du xeroderma pigmentosum ("Pourquoi le soleil se lève-t-il ici, alors qu'un enfant souffre!?" ), ou comme condamner le virus du sida sous prétexte qu'un virus, une bactérie ou je ne sais quel champignon n'a pas le droit de vivre.
Dire que la nature est belle, comme le fait Arbre/Miyazaki/FF7/l'ancien Mistro, c'est aussi borné que proclamer que la nature est "messanteuh". La nature est, comme disent DarKo et pas mal de gens éclairés.
Après tout, Raphaël l'assimile au mal (-tout en restant conscient du côté absurde de la chose, je le sens bien, et seulement pour contrer ceux qui en disent trop de bien, comme Arbre et "moi"), mais on peut rappeler qu'il n'y aurait pas vie sans soleil, que l'eau peut tuer mais fait vivre, etc. Si on assimile la nature au mal, on finit par assimiler la vie aussi au mal, ce qui ne serait d'ailleurs peut-être pas une fausse piste (CF Le M ds la C: la civilisation/culture se fait au moyen d'un renoncement pulsionnel - le bien sert la communauté, alors que le mal sert l'individu; hormis chez les abeilles et les termites, etc..., tout être préférera faire le mal quand il peut, sauf quand une société de personnes plus forte l'en empêche -> d'où l'éthique, implantation de cette "necessité du bien" dans le sub/in/conscient, dans le sur-moi même de l'individu. j'appelle ça un viol psychologique, avec le sourire au coin des lèvres).