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Plissken émergea de l'inconscience en remontant à travers des strates de douleur pareilles à des nappes de brume rouge. Au dernier palier, il se rendit compte du silence qui régnait aux alentours avant de cligner des yeux.
Il était dans une salle majestueuse évoquant, par sa vastitude et sa perfection architecturale, quelque cathédrale perdue. L'édifice était caractérisé par un style d'identification difficile. Tout, en effet, était sculpté. Des piliers, dotés de contours d'anges entassés et entremêlés en étreintes obscènes, à la voûte représentant des démons aux ailes déployées.
Il n'y avait pas de vitraux. La lumière semblait sourdre de la pierre.
Aucune trace des autres Madnautes.
Plissken remarqua la double porte de sortie. Elle était trop haute pour qu'un homme puisse l'ouvrir. Même si ses jambes n'avaient pas été brisées, il ne serait pas parvenu à atteindre la poignée.
Les dimensions démesurées de cette cathédrale païenne lui revinrent à l'esprit.
A quel genre d'être était destiné le bâtiment ?
Il rampa vers la nef. Il avait appris à refouler la douleur de ses membres cassés.
Aucun ornement, pas d'autel ou de symbole particulier. Juste un homme vêtu de vert.
Il se retourna, comme percevant la présence de Plissken.
- Bienvenue. Vous avez fait le bon choix. Le seul possible.
- Jeroboam? où sont mes amis ?
- Ils arriveront en temps et en heure. Nous avons le temps de discuter. L'entretien que j'ai avec vous, mon ami? quel est votre nom ?
- Plissken suffira.
- Plissken, cet entretien se reproduira avec chacun de vos compagnons. Il vous faut faire votre choix.
Plissken baissa la tête.
- Je savais que c'était un traquenard.
Jeroboam avança et s'arrêta à un mètre de lui.
- Un traquenard ? pouffa-t-il. Alors que je vous accorde le choix le plus décisif que vous avez jamais eu à effectuer ? L'opportunité la plus colossale ?
- Cessez ces phrases pompeuses.
- Navré, Plissken. Mais on n'en fait jamais trop.
- Jeroboam, où sommes-nous ?
- Au carrefour ultime, là où toutes les routes commencent. Dans les tréfonds de l'île maudite connectée à votre réalité. Autour de ce lieu s'étendent tous les mondes. Une infinité de dimensions que j'ambitionne de conquérir.
L'être leva ses yeux de félins vers la clef de voûte.
- Et je vous ai choisi? pour être mes lieutenants !
- Vous déraillez complètement !
- Pourquoi ? Est-ce si insensé ? Ces mondes parallèles peuvent m'appartenir. Ils doivent m'appartenir.
- Fou mégalomaniaque ! lança Plissken.
- Si je ne le fais pas, quelqu'un d'autre le fera ! Autant que ce soit moi. Je ne fais confiance à personne d'autre qu'à moi-même. Si j'ai découvert comment créer des Portes, d'autres y arriveront. Le danger est trop grand. Aussi je choisis de revendiquer ce pouvoir pour moi seul plutôt que de lâchement en laisser le fardeau à une autre personne, laquelle serait à coup sûr moins bien intentionnée. Je cherche des subordonnés.
Jeroboam sourit.
- Et c'est le rôle qui vous est échu. Ainsi que la raison de vos tourments antérieurs.
Plissken comprit. Il voulut se jeter sur l'être cornu, ses membres le trahirent ; il retomba dans une déflagration de douleur sourde.
- Oui ! jeta Jeroboam. C'est moi qui vous ai transportés dans le Jurassic Park ! Je vous ai fait quitter votre monde, et vous êtes apparus là !
- Pourquoi ? explosa Plissken. Nom de Dieu, pourquoi ?
- J'avais besoin de lieutenants fidèles pour conquérir les dimensions en mon nom. Mes capacités me permettent de créer des corps vivants. Mais j'avais un problème? un guerrier avec un esprit neuf, un esprit de guerrier, ne sert à rien.
- Un démon comme vous doit disposer d'âmes par milliers !
- Oui, j'aurais pu transvaser n'importe quel spectre de passage dans les réceptacles appropriés? cependant, là encore, il y aurait eu un inconvénient. Leurs karmas et leurs dépouilles n'auraient pas été au diapason. Si les gens connaissent si bien leurs corps, c'est parce que leur psyché s'est développée en même temps que lui.
Jeroboam caressa sa corne machinalement.
- Il me fallait des supports. Des êtres vivants - pourquoi pas des humains - basiques, avec des réflexes acquis et une harmonie entre âme et enveloppe charnelle.
- Pourquoi ? Pourquoi nous ?
- Ah, là encore, rien n'est simple, mon cher Plissken. Ces êtres vivants devaient répondre à des critères particuliers. Les caractéristiques primordiales que je recherchais étaient un entraînement au combat, afin de ne point trépasser quand je les lâcherai dans des dimensions inconnues pour affronter je ne sais quelles entités, ainsi qu'une aptitude à gérer une situation inconnue. Un guerrier ordinaire, envoyé dans un monde parallèle, verrait sa raison s'écrouler dans les plus brefs délais. Je ne voulais pas de déments incontrôlables. J'ai donc choisi des Madnautes.
Plissken ne trouvait plus aucun commentaire à faire. Il garda le silence tandis que Jeroboam déambulait autour de lui, lissant les manches de son étrange costume.
- Le magazine Mad Movies est axé avant tout sur le cinéma fantastique, argua l'être. Connaissant Internet et ses forums, je savais qu'il existait une communauté correspondante sur la Toile. Et je savais aussi que des habitués du forum Mad Movies seraient plus à même d'affronter des voyages inter-dimensionnels que l'homme de la rue. Moins de chances de disjoncter.
Il eut un large sourire.
- Cette phase de sélection préliminaire achevée, je me suis emparé de la plupart des Madnautes et je vous ai tous balancés, créant des Portes au hasard, dans le Jurassic Park. J'avais auparavant pris soin de couper tous les contacts de Hammond avec le reste de sa planète et d'anéantir les dispositifs de sécurité. Le Jurassic Park constituait le parfait terrain pour y organiser votre entraînement. La sélection naturelle fit effet et seuls les meilleurs s'en sortirent.
- Et si nous étions morts ?
- Mes plans ne tolèrent pas les erreurs de mes futurs serviteurs. J'aurais recommencé l'exercice avec un autre forum. Vous avez survécu. Malgré David Dunn qui m'a mis des bâtons dans les roues, vous avez vaincu tous les dinosaures qui croisaient votre chemin et vous avez remporté l'épreuve finale en anéantissant le tyrannosaure. Mon expérience est arrivée à maturité, comme le bon vin, et la matière première est entre mes mains.
Silence.
- Vous, Plissken, et vos compagnons? un par un, je vous expliquerai ça ainsi que votre destin. Devenir mes lieutenants. Je vais modifier votre nature, altérer vos corps et vos âmes. Votre futur, tout ce qui constitue votre être, votre karma, en somme, sera façonné selon mes buts. Vous conserverez votre passé, vos personnalités, votre libre arbitre. Mais vos organismes vont se changer en des choses bien plus fortes et plus résistantes. Vous serez les lieutenants de Jeroboam.
Pas de réponse.
- Plissken ? Plissken. Pas de réplique à cette tirade ?
- Une seule.
Les mains ensanglantées de l'homme se fermèrent en poings.
- Il n'est pas question que je me soumette !
Il eut un soubresaut et agrippa la cheville de Jeroboam. Celui-ci se dégagea d'un coup de pied, recula.
- Vous êtes invalide, Plissken. Et si vous aviez vos deux jambes, ça ne changerait rien. Je suis bien trop puissant. Vous ne sauriez m'atteindre.
- Enfoiré !
- Ne jamais forger d'arme qui pourrait nous pourfendre.
- Salaud?
- Salaud ? Je vous offre une chance de faire quelque chose de votre vie, Plissken ! L'humanité n'est qu'un marais putride. Seuls les conquérants font l'Histoire, Plissken ! Pas les grains de poussière ! Je suis de l'espèce des vainqueurs, parce que je fais passer mes objectifs devant mes moyens ! Je ne me cache pas sous une morale hypocrite et je sers avant tout mes propres intérêts ! Et ne venez pas me parler d'égoïsme ! Connaissez-vous plus égoïste que vous et vos semblables, Plissken ? Avez-vous vu votre monde ? Je suis allé dans bien des dimensions, mais j'ai rarement vu plus répugnant et plus hypocrite ! Le mot " individualisme " ne cache que les éléments des masses tentant de se rassurer en professant le caractère unique de chaque personne, tandis que tous sont victimes des ravages de la mode ! Etre gentil, être sociable? mais au fond, tout le monde reste derrière son propre point de vue ! Le politiquement correct ne fait que dissimuler votre ignominie ! Et le plus amusant, c'est votre tolérance intolérante ! Chacun peut faire ce qu'il veut, mais ne vous avisez pas de vous vêtir en violet ou vous serez la risée de chacun. Chacun peut dire ce qu'il veut, mais insultes, critiques et jurons sont bannis. Chacun peut penser ce qu'il veut, mais il y a certaines choses au sujet desquelles on n'est pas autorisé à réfléchir. Chacun peut écrire ce qu'il veut, mais le lyrisme passe pour de la faiblesse, le sentimentalisme pour de l'eau-de-rose et le cynisme pour du nihilisme.
Jeroboam fit volte-face, et Plissken ne vit plus son visage convulsé par la rage.
- Dans un tel environnement, les gens ne pensent plus qu'à enlever la poutre de l'?il du voisin. C'est toujours à autrui de se remettre en question, jamais à soi-même. Les faux-semblants ont pignon sur rue et on les taxe de vérités absolues. Et l'amour? Plissken, savez-vous ce que signifie l'amour ?
L'intéressé ferma les yeux.
- Oh oui, Plissken, vous croyez le savoir. Mais vous allez le découvrir. Et je compte là -dessus pour m'assurer de votre docilité.
Soulevant les paupières, Plissken vit Jeroboam reculer jusqu'au fond de la nef. Il toucha l'extrémité de sa corne verte, courbe et acérée. Un éclair en jaillit et alla frappa le sol, juste devant Plissken. Les dalles de la cathédrale insolite virèrent au noir et acquirent d'étranges reflets. C'était à présent semblable à un liquide. Des vagues vinrent faire onduler la zone circulaire et ténébreuse au sol. En tendant le bras, il aurait pu toucher la substance.
De nouvelles décharges d'énergie fusèrent. Le liquide parut s'enflammer, prendre des contours bestiaux. Et un dragon en sortit. Une bête énorme aux écailles grisâtres. La chose emplit la nef, déployant ses ailes membraneuses. Elle avait la beauté terrible d'un tigre aux aguets.
Plissken plongea son regard dans celui du dragon gris.
- Voici Bahamut, annonça Jeroboam. L'un des espers que je peux invoquer. Si je crée une Porte, il peut rejoindre votre univers particulier et votre planète précise d'ici dix minutes. Et anéantir tous les êtres humains dégageant des phéromones quelque peu semblables aux vôtres.
La gorge de Plissken devint sèche.
- Jeroboam. Vous n'allez pas?
- Votre famille. Vos amis. Tous vos voisins. Tout ce que vous connaissez, tous ceux que vous aimez. Tout cela, et bien plus encore, sera anéanti.
Il sentit une larme couler sur sa joue. Sa vue se brouilla. Il ferma les yeux et se coucha à terre.
Il entendit le ricanement de Jeroboam.
- Pensez à l'amour, Plissken ! Je vous avais dit que vous découvririez ce que cela signifie. Pas l'amour de l'âme s?ur, mais l'amour de sa propre vie - car Bahamut vous tuera après vos pairs, n'en doutez pas - , l'amour des autres, du quotidien, de ce qui constitue votre existence. L'amour de vos biens, l'amour de vos parents. Et même si vous n'éprouviez rien de tout cela, pensez que des innocents vont être assassinés.
Plissken n'était que désespoir. Ses entrailles étaient dévorées par les flammes de son chagrin. Il tombait dans un gouffre sans fin.
- Vous êtes un monstre?
- Tout ce que j'aime moi-même peut être sacrifié à ma cause. J'ai déjà tout perdu. Vous avez le choix, Plissken. Pensez à ceux que vous aimez, pensez que vous pourrez éviter que Bahamut ne les supprime en devenant mon lieutenant.
Sanglot.
- Vous pourriez vous tuer, bien sûr, Plissken. Mais même dans ce cas, votre famille et vos amis mourraient. C'est le moyen de pression le plus efficace qui soit.
Il y avait une seule issue. Mais il ne voulait pas. Se soumettre à Jeroboam, c'était se ranger au plus mauvais parti.
Que préférait-il ?
Ses idéaux ou sa famille ?
Sa foi en certaines choses ou la sauvegarde de vies ?
Plissken entendit une voix au plus profond de lui.
Ca te rendrait fort ? Crois-tu puiser la moindre force en sacrifiant ceux que tu aimes à tes idées ? Tu ne serais qu'un salaud, rien de plus. Personne ne devrait avoir à faire de tels choix. Ca me rappelle les nazis qui demandaient aux Juifs, dans certains camps de concentration, de choisir, dans une liste, les gens qui devaient être exécutés, sans quoi tous mourraient. Je ne serai pas responsable de leur mort ! C'est Jeroboam qui est la cause de tout ! C'est Jeroboam qui enverra Bahamut les tuer ! Jeroboam, Jeroboam, Jeroboam !
- Jeroboam ! Jeroboam !
Plissken se rendit compte qu'il avait crié le nom.
Il n'ouvrit pas les yeux.
Mais si tu acceptes, ils ne mourront pas. Tu le sais. C'est un mal indirect et ce salaud fait du chantage. Malgré tout, si tu refuses l'offre de Jeroboam, si tu ne deviens pas son lieutenant et qu'il te tue, tu te suicides et tu condamnes du même coup les autres. Tu meurs damné. Y a-t-il une vie après la mort ? Verrai-je autre chose ? Il vaudrait mieux pour toi qu'il n'y ait pas de vie après la mort. Si c'est le cas, ta famille, dont tu auras précipité le trépas, aura des projets pour toi. Ce n'est pas un véritable choix. Refuse ! Tu ne vas pas faire ça ! Te laisser domestiquer par ce salaud ! Et si j'attendais pour vaincre Jeroboam plus tard en feignant de me soumettre ? Ca s'appelle de la trahison. Il est le seul fourbe dans l'histoire ! Tu te mens à toi-même ! C'est un cauchemar. Comment ai-je pu me retrouver dans une situation si? ? Tu vas te réveiller, je vais me réveiller. Non. Et mes autres compagnons ? Cauchemar, cauchemar, cauchemar. Tu ne résoudras rien en pensant ça. Faut-il hésiter à s'avilir pour sauver les autres ?
Plissken poussa un seul cri
Il ouvrit des yeux baignés de larmes et les fixa sur Jeroboam. Le dragon Bahamut avait disparu.
- Tu refuses, hein ? Bahamut est parti tuer?
- J'accepte ! hurla Plissken. J'accepte ! Rappelez votre dragon !
Jeroboam claqua des doigts. Une gueule reptilienne apparut un bref instant. Puis des volutes de fumée montèrent.
- J'ai révoqué Bahamut. Bienvenue dans ma légion.
- Je vous maudis ! Je vous maudis !
- Je sais, fit Jeroboam. Et j'aime ça.
Il s'approcha de Plissken et se pencha sur lui. L'homme remarqua combien il était beau. Même sa corne nacrée dégageait la magnificence.
La beauté du diable, songea Plissken.
- Je dois te modifier avant que toi et tes compagnons - eux aussi accepteront de devenir mes lieutenants, j'en suis convaincu - ne partiez pour divers mondes.
Il se crispa.
- Plissken, je ne te mentirai pas. Ca va te faire très mal.
La souffrance afflua. Plissken hurla. Il ressentait plus de douleur que jamais. Son supplice crût en intensité. Il finit par s'évanouir tant la souffrance était forte.
Dans son esprit qui sombrait dans un trou noir, une seule pensée surnageait. Une conviction aux consonances de désespoir.
Tout était fini.
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