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Avec précaution, je retire la sécurité du chevalet et empoigne l?objet. Je sens son poids rassurant de masse inerte au bout du manche dont la largeur occupe parfaitement la paume de ma main. Je m?assois, enfile la sangle, pose l?instrument sur mes genoux. La courbe du bas repose sur ma cuisse droite ; celle du haut souligne mon foie. Ma paume droite repose sur la froideur métallique du chevalet, tandis que j?empoigne le manche de ma main gauche, le pouce tendu. A cet instant, il me semble qu?il est impossible d?être plus proche d?un objet que je ne le suis présentement avec cet instrument.
Je saisis mon médiator habituel, épais d?un demi-millimètre, et allume l?amplificateur. Les micros craquent et résonnent dans la membrane de l?appareil. Mes partitions sont prêtes sur la table. Retour au noir. Presque timidement, je joue la première note. Ré. Soutenu, puis silence. Directement après, le riff commence. Huit notes en boucle, jouées sur le même rythme mais sur des cordes différentes. Je dois aussi bien utiliser l?index que l?auriculaire. Toujours la même chose. Répétée encore et encore. Sous mes doigts, je sens le sur-enroulement des cordes graves me fendre le bout des doigts. Je ne dois pas me laisser distraire. Je dois trouver le rythme parfait, encore et encore. Appuyer au maximum sur les cordes pour ne pas produire de sons disharmonieux mais être assez souple pour pouvoir changer de corde aussi promptement que nécessaire. Mes doigts courent sur le manche, se reposent à peine sur une note, bondissants comme si les cordes étaient enflammées. Je commence à prendre le rythme au bout de quelques cycles. Un, deux, trois, quatre. Je ne regarde plus me main, mes épaules sont relâchées. Un, deux, trois, quatre. Je commence à frapper du pied par terre. Un, deux, trois, quatre. C?est facile.
Au moment de changer de riff, je m?aperçois que j?étais en train de bouger la tête en rythme. Je dois passer à un accord. Mes doigts se délient, sortent de leur affût, ne sont plus près à venir frapper le manche en un endroit précis. L?index se tend et vient barrer une série de frettes. Les deux petits doigts se positionnent. Le majeur est recroquevillé. Le médiator frappe les cordes. Aller, aller, aller, retour. Rester prudent. Gratter aussi justement et dynamiquement en descente qu?en montée. Détendre la main gauche ; l?auriculaire ne doit pas produire de sons parasites. De même avec le bout du pouce dépassant au-dessus du médiator. Ne pas le faire toucher les cordes. Conserver un mouvement vertical précis. Ce n?est pas facile, mais je commence à ressentir une osmose s?établir avec l?instrument. C?est flagrant. L?interface entre mes doigts et les cordes disparaît. Je sens la douce chaleur des vibrations harmonieusement se communiquer dans mon bas-ventre. J?ai presque l?impression de jouer avec mon diaphragme.
J?intensifie mes mouvements sans toutefois accélérer le rythme. Le métal des cordes se fait plus résistant au plastique du médiator. J?ajoute une corde à mon accord. Le son gagne tout de suite une dimension supplémentaire. La tension musicale s?accroît. On va changer de rythmique ; ça se sent. Hetfield est un génie. D?un coup de pied bien placé dans l?amplificateur, j?active la distorsion. Les micros crient. Les sons respectifs produits par chaque corde entrent en vibration entre eux. Mon index glisse sur la corde grave jusqu?au son le plus aigu qu?elle puisse produire. J?ai l?impression de m?être fendu le doigt en deux. Pas de répit pour ma main gauche. Je me sers de mes quatre doigts libres et les pose brièvement sur chaque corde, vers la plus aiguë. J?ai le coude plaqué sur le flanc. A ce niveau là , les frettes se resserrent. J?ai juste la place d?y poser un doigt. Je n?ai pas le droit à l?erreur. Bien viser. Ne pas gratter plusieurs cordes à la fois ; la distorsion n?en serait que plus conséquente et enlaidirait le solo. La composition est parfaite. Les notes s?enchaînent naturellement, le tout construit quasiment comme un morceau de musique classique. Le rythme s?accélère. Bref passe d?arpèges presque silencieux. Puis, retour au solo survolté. En allez retour cette fois-ci. Monter, descendre, monter, descendre. Garder sa main droite à bonne distance des cordes. Mon avant-bras se tétanise. Pas question de lâcher prise. Ma mâchoire se contracte. Je ne suis plus maître de mes mouvements. Ma vue se trouble. L?articulation de mon annulaire se déboîte puis se remet en place, tandis que mon auriculaire travaille. Je ne sens plus la finesse de la corde sous mes doigts. J?entends juste la musique. Je la sens. Dans ma tête, dans mon ventre, dans mes doigts. Partout. Ce n?est plus moi qui joue. Il me semble qu?Hetfield a pris possession de mes bras. J?entends la batterie frénétique, la basse sous-jacente. Les notes deviennent tellement aiguës que mes doigts en vibrent. Je me rends alors compte que je suis en apnée depuis le début du solo, la tête penché en avant, les bras figés dans des arcs de cercle immobiles.
C?est tout juste si je me rends compte que le morceau est fini, le regard fixé sur mes doigts pourtant immobiles. Je prends une grande inspiration. Le concert est fini. James Hetfield est retourné en coulisse.
Merci guitare.
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